Est-on à Byzance ou dans une dystopie ? Le grand dôme apparaît, comme façonné par une nuit électrique, d’une couleur sourde, ceinturé par une balustrade au rouge suranné patiné d’une souvenance vénitienne. Ailleurs, une corniche et un pinacle au gris de zinc se noient dans un aplat ivoire proche de l’effacement. Non loin, une gargouille et un tuyau d’évacuation semblent être entrés en discrète conversation amoureuse sous une légère brume opaline. Formes silencieuses, évanescence des lignes, ici au cordeau, tirées avec une infinie dextérité dans la matité monochrome d’impeccables aplats qui ont le sérieux d’un dessin d’architecte. Aucune lumière extérieure ne filtre, toutes les nuances se diffusent depuis l’intériorité du tableau, qui est aussi celle du peintre. Comme un songe, un rêve.
Il s’agit ici de contemplation, et ce n’est pas un vain mot. La remarquable technicité de l’artiste nous oblige à une discipline du regard, une ascèse, un exercice d’esthète. Rendre merveilleux le banal, le descriptif, le prosaïque, l’objectif, le neutre, le sériel, voilà qui est un programme ambitieux. Les méticuleuses silhouettes architecturées de Christian Baboulène, dit Babou, déroutent notre rapport au réel. Au premier abord, elles ne pourraient être que des images froides sans narration. Pire, de simples reproductions d’objets pouvant à tout le moins intéresser des passionnés d’ornements. Ceux-ci, cependant, ne doivent en aucun cas être sous-estimés – pensons à Gaudí dans un style tout à fait extravagant ou aux peintres flamands dont les natures mortes confèrent aux objets domestiques une rutilance symbolique. Elles sont en premier lieu issues d’une imagerie de catalogue publicitaire que le peintre, compagnon de la Figuration Narrative, a repris puis détournée dans un esprit pop et acidulé propre à critiquer le corsetage étriqué du goût petit bourgeois à travers sa série des Résidences. Les Dômes, Ornements et Gargouilles viennent juste après, au milieu des années 1970. Moins connus, ce sont eux qui nous occupent dans cette exposition. Et à l’évidence, ils n’ont plus la naïveté formelle et l’ironie sociale des Résidences mais se déploieraient plutôt à la manière d’une théorie picturale sur les proportions et la perspective, soulignant les rapports ténus entre vides et pleins, ressemblance et dissemblance, ombre et lumière, transparence et opacité. Babou pourtant s’en défendit : « C’est une réalité latente » a-t-il dit,« tout un ensemble d’éléments qui échappent à l’œil quotidien. Pinacles, girouettes, épis ou paratonnerres sont d’ordinaire invisibles au passant ». Il fait de ces invisibles, de ces beautés oubliées, le sujet de ses tableaux, les érige en icônes, parfaitement ajustées aux limites de la toile. Quête de perfection dans un cadre strict. Plus rien d’autre n’a d’importance.
Dans la fenêtre du tableau, aucun personnage, aucun paysage, aucune perspective, aucune inventione. A ce titre, on peut dire que l’artiste aspire au minimal, peut-être au radicalisme d’un Barnett Newman, tout en restant attaché à l’imagerie pop du dessin sériel. Mais comme Andy Warhol a pu le faire dans ses Shadows, n’explorerait-il pas dans ses Dômes et ses Ornements les chemins possibles vers une abstraction ? Vers un espace mental dont l’opacité serait plus ou moins sombre, plus ou moins colorée. Le palais rêvé d’une mémoire oubliée des lignes parfaites habité par un géomètre mystérieux et obsessionnel.
Pour lui, s’il s’agissait bien de transcrire en peinture l’objectivité d’un dessin d’ingénieur, sa science de la couleur et des proportions mathématiques le mènera plus loin, alors qu’il a dit lui-même se tenir dans un « lieu d’observation impossible, inconcevable ». Ce lieu serait celui de ses tuilages devenant des miroirs d’or et d’azur, de ses pentes bombées de charpentes menant vers les cimes désirées du ciel. Campaniles, outeaux, passes cordes, faîtages, dômes, gargouilles, balustrades, œil de bœuf, le vocabulaire défile en même temps que les motifs sont pris dans des compositions frontales, descriptives, mais ou parfois un pan coupé de toiture dissimule un angle de campanile dans un jeu géométrique qui semble avoir été orchestré à la règle et au compas. Ensuite, le peintre appliquait plusieurs couches de coloris, et c’est là qu’il s’est mis à flirter avec le dévoilement et la disparition. Gris bleuté, soie de zinc, écho suave du métal, violet occulte. Il confine au monochrome comme on affine une lame. Formaliste jusqu’au bout des ongles. Chez lui, on ressent toute l’histoire de la peinture, ses théories, ses désirs, sa sensualité, ses messages secrets, ses énigmes qui font que notre œil se perd avec délectation dans la couleur, quand soudain, dans cette perfection de géomètre, naît l’illusion d’une forme dont on ne peut plus dire si elle est figuration ou abstraction. Aucune importance, c’est de la peinture. L’aplat ondule, parle de perspective, rappelle dans sa rationalité le génie de Piero della Francesca et dans sa rondeur les vestales antiques et les Olympia romantiques. Un ornement devient un paysage métaphysique dont le silence monastique fait écho aux sonorités du Bosphore tout en chuchotant quelques enseignements de Giorgio De Chirico. Et plus on regarde ces lignes et ces variations fantomatiques, plus on croit voir le corps d’une femme, sensuel et discret, nimbé d’un non-dit érotique qui se murmure dans une nuit magnétique. Ses dômes apparaissent alors majestueux, des seins étincelants et aveuglants. On entre dans les arcanes les plus intimes de Babou, prophète et gardien des lignes et des courbes.
Que voulait-il dire ? Que la forme est cette arête invisible qui a créé l’harmonie du monde ? Que l’éloge de la forme, de l’ornemental dans son cas, est capable d’être non plus du décoratif mais du symbolique, voire du mystique ? On pense à la justesse des temples antiques, à la mémoire des civilisations, à celle des bâtisseurs, ceux qui ont érigé le monde sur le fil du nombre d’or en regardant la hauteur du ciel et en étant sous sa coupole. Le dôme est comme l’auréole ou l’arc en plein cintre. Il cache autant qu’il scintille, éloquent, massif, incontournable, il est à la fois la culture, la science et la religion, un syncrétisme, une perfection, une abstraction. Sur le faîtage, entre l’architecture et l’horizon, se tient Babou, dans le secret de la géométrie, là où personne d’autre que lui ne peut voir. Dans l’espace de la peinture. Sa cité idéale.
Exposition « Christian Babou, La géométrie des rêves »
Jusqu’au 23 mars 2024
Galerie T&L
61 rue de la Verrerie, 75004 Paris
mardi/samedi 14h-19h