BaconÉclats d’une vie – texte de Franck Maubert, visuels de Stéphane Manel – eut pu s’intituler Francis Bacon à la manière de Bacon. Tant la vie de ce dandy avide de cruauté, dans l’Art comme dans les bas-fonds des métropoles, est scandée d’illustrations en miroir du texte. Pastichant au plus près la facture et le style de l’artiste, BaconÉclats d’une vie produit une atmosphère fidèle à la silhouette d’éternel bad boy qu’était Bacon. Rien à voir avec les BD sur tel ou tel patriarche des Lettres, qui se succèdent ces dernières années au gré des modes et des saisons. On est plus proche de Tardi illustrant le Voyage au bout de la nuit et opérant de main de maître cette extension d’un roman à sa mise en scène visuelle, par le trait, la mine et le fusain.

Ici, la ponctuation du texte par des vignettes à la manière de Bacon donne l’illusion qu’il se portraiture lui-même « en live ». Peu ou pas de reproductions des triptyques légendaires (excepté le pape Innocent X, trois études de figures au pied d’une crucifixion, et une carcasse de bœuf à la Rembrandt). Les célèbres personnages écorchés, outragés, nus, vrillés sur eux-mêmes par la douleur, le visage en toupie, victimes d’une bestialité crépusculaire, sont absents de ce déroulé existentiel en images.

Les deux auteurs ont préféré les instantanés croqués sur le vif. Ils suivent Bacon de vie en vie, de ville en ville : Londres, Paris, Tanger, Monaco. Figurant de plain-pied ses amants et modèles à la fois (Éric Hall, Peter Larcy, Peter Beard, George Dyer), ils passent aussi en revue ses amis interlopes, ses admirateurs mondains, sans oublier ses alter ego dans l’Art (Lucian Freud, Giacometti, David Hockney). Le tout à la lumière des écrits de Georges Bataille, Michel Leiris, Gilles Deleuze, qui firent de Bacon, démystificateur grandiose de la condition humaine, un monstre sacré, et dont les visages nous sont offerts ici en prime.

Quid, enfin, de l’œuvre elle-même dans cet ouvrage ? Elle s’initie en amont sur ce mantra familial, scellant d’emblée l’avenir du jeune Bacon, né d’un père éleveur de chevaux qui ne l’aime guère : « Francis, tu es moche, et personne ne t’aimera. » D’où la violence recherchée de ses jeunes amants par Bacon, leurs passions destructrices, les humiliations masochistes, les cassages de gueule ou de ses propres toiles qu’ils lui infligent, les dérives nocturnes dans des tripots pour homosexuels, l’alcoolisme constant, et, pour finir, le suicide de George Dyer à Paris, dans une cuvette de WC, la veille de la rétrospective Bacon au Grand Palais en 1971. On serait tenté d’y voir une mise en scène inconsciente, qui annoncerait presqu’à la lettre un tableau de Bacon représentant un corps humain terrassé dans un tourbillon d’outrages.

Autre phrase-clé, citée dans l’ouvrage de Maubert et Manel, que Bacon fera sienne continûment dans sa peinture : « Le masochisme, le sadisme et presque tous les vices, enfin, ne sont que des moyens de se sentir plus humain. » (Bataille).

Plus loin, Maubert cite cette phrase terrible de Bacon, dont il fit le titre du livre d’entretiens qu’ils eurent ensemble en 2009 : « L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux. »

Admirablement brossé par cet autodidacte en art qu’était Bacon, ce théâtre de la cruauté en peinture atteint des sommets sur le marché de l’art. Par quel étrange masochisme le club feutré des milliardaires occidentaux et ses heureux du monde porte-il aux nues cet hors la loi qu’était Bacon et sa peinture de grand désespéré, si contraire aux mœurs de ces tribus abritées de tout ? Serait-ce là, par l’argent, la meilleure façon de désamorcer ce Cri formidable, cette protestation par l’Art contre la déshérence dont – Bacon pinxit – nos vies, irrémédiablement, sont faites ?