À la suite des antimodernes de profession, j’ai le regret, chers compatriotes de Paris, de Montmartre, de la Rive gauche et de tous les lieux à l’ombre de la Tour Eiffel, de vous représenter, en seriez-vous déjà avertis, qu’aux yeux du monde entier, si l’on en croit un jeune auteur misanthrope non dénué de talent, Jonathan Siksou, vivre aujourd’hui en société dans ce Séjour hier encore béni des Dieux, désormais avilit. La vie en ville, à Paris, ne serait plus que stress, entassement de classes et de castes, solitude généralisée, inhumanités en tous genres, téléphonite aigue, indifférence à autrui.
L’ouvrage étudie la marche irrésistible, dans nos mœurs quotidiennes, de cet urbicide silencieux qui menacerait la Ville lumière, il y a peu encore capitale des Arts et des Lettres. Côté populations d’abord : Paris est en pleine gentrification-boboïsation des quartiers populaires réchappés de l’arasement haussmannien. Fini l’esprit bohème de ce Paris mélangeant tribus, irrévérence et argotismes, fini ce fertile humus parisien des prolos, titis et folklos parigots, finis les intellos officiant en place publique à tous propos, fini de vouer les aristos, les fachos, les bolchos à la lanterne : soixante-huitards à la retraite, promis demain à fleurir les ehpads. Disparus les poètes du pavé parisien, les orateurs de bistrot. Évanouie, dissoute la faune riche en fantastique social chère à Mac Orlan, remplacée par tout un peuple de néo-bourgeois, hipsters, télé-travailleurs à pied à terre, et autres traders, startuppers, curateurs d’Évènements pour People à followers. Pour autant, le regretté Palace n’a pas eu de successeur.
Les mendiants roms à portable ont mis les clochards au rancart, les rappeurs à capuche, en planche à roulette et basket, rendent périlleux les trottoirs aux passants, les joggers en tenue moulante fluo snobent les nounous et les mères de famille des squares et des jardins publics. Par charité chrétienne, nous ne parlerons pas ici de la vie dans le métro ou le RER. Dans les beaux quartiers, le Marais, les queues serpentent en files interminables devant les musées, les magasins pour groupies japonais, les cafés et restaurants vus dans Emily in Paris. À l’instar des touristes étrangers, un peuple libertaire, bon vivant et frondeur s’est mué en un troupeau d’attendeurs dociles et résignés.
Hédiard, Fauchon, le fleuriste Lachaume, Old England, la librairie La Hune, Sonia Rykiel, tant d’autres, ont fermé boutique. Boulangeries, boucheries, drogueries disparaissent à la vitesse grand V, au profit de sandwicheries, de créateurs de macarons, de réparateurs d’informatique, de bikes électriques, de galeries pop up, de vapoteries et smokeries sans tabac, d’ongleries. Le fooding l’a emporté sur la restauration, comme le franco-english sur le petit et le grand Robert. Trop cool !
Le palais de justice dans l’Île de la Cité a émigré, oubliant d’emporter ses ors et ses dorures avec lui, dans un gratte-ciel avec roof-top au bord du Périphérique. De même, le Ministère des Armées s’est exilé du boulevard Saint-Germain dans un Pentagone biscornu et sans grandeur, à Balard. Finies l’ornementation architecturale de la ville, la monumentalité commémorative, place aux campus ceints de buildings de verre ou végétalisés, place aux immeubles rénovés en face de chez vous, transformés en bureaux open space ou en locations Airbnb, et vous en voyeur malgré vous.
Pour notre amphitryon littéraire, les dîners en ville seraient à fuir : plus on se confie à son voisin de table, moins on a de choses à lui dire. Même les palaces parisiens ne sont plus ce qu’ils étaient. Le five o’clock pâtissier des dames à chapeau, les aficionados du whisky churchillien, les adeptes du Bellini hemingwayen, les cocottes en service commandé ont abandonné les bars des grands hôtels aux yuppies des back offices en quête d’un After.
Quant aux mondanités parisiennes, cocktails, vernissages, Premières, remises de décorations, etc., l’auteur recommande expressément de ne jamais dire « c’est très intéressant » à l’intéressé(e) qu’on fête et qu’on se doit de complimenter. Je me permets de recommander cette pirouette de Guy de Rothschild : « Ah, comme vous devez être content(e) ! »
Ne parlons pas des Nuits blanches, des journées du Patrimoine, de la Fête de la Musique, ces « aventures nocturnes et artistiques », où « chaque spectatrice ou spectateur conservera précieusement un moment d’art, qui aura su bouleverser, émerveiller, le temps d’une nuit, son regard sur Paris. » Qui a dit un jour que Paris était une fête ? Il doit s’en mordre les doigts, depuis l’Au-delà.
« Venez comme vous êtes » nous invite McDo, c’est-à-dire, venez, s’il y a lieu, en mode moche, fagoté(e) comme l’as de pique, voire en dégueu ou en guenilles si cela vous chante, cela n’a aucune importance, les amis. Eh bien si ! Cela devrait en avoir beaucoup.
Pendant ce temps, Paris compte six millions de rats, ; et les chiens en laisse sont les derniers urbains amoureux du bitume parisien, avec les oiseaux de mer, ces nuées de mouettes, ces cormorans solitaires qui remontent la Seine et disputent victorieusement les poubelles et décharges parisiennes aux pigeons et aux piafs de toujours, devenus quasiment des has beenen voie de relégation.
Dernière touche de l’auteur à ce tableau sans appel de la comédie des mœurs contemporaines à Paris : « Une pratique épouvantable s’est répandue à une vitesse folle ces dernières années. Nombreux sont les clients à lancer (au commerçant) un « Bon courage ! » en guise de « Merci » ou de « Bonne journée » (…) Personne ne relève l’incongruité de la remarque, son caractère insultant. » Et que dire, plus encore, de l’insipide « Pas de soucis » ?
Mais laissons Baudelaire conclure ces scènes de la vie parisienne. Il écrit dans son poème Le Cygne, de 1857, dédié à Victor Hugo, ceci :
« Ce matin, je traversais le nouveau Carrousel. Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel). »
Nous sommes, hélas, d’accord.