Trois… Deux… Un… Clic. La machine démarre, un petit bijou. Aussi mortelle et silencieuse que du gaz sarin. Aussi ravageuse qu’une bombe à fragmentation. Aussi ignoble qu’une balle dum-dum ou qu’une mine antipersonnel. Et pourtant, parfaitement légale. C’est un beau progrès, rien à dire. La machine garantit bénéfices et satisfaction à un coût modéré, et les beaux messieurs qui l’utilisent ne risquent pas de se retrouver derrière les barreaux. La machine leur garantit aussi cette tranquillité. Pas comme autrefois, quand leurs ancêtres devaient passer une chemise noire, s’armer de matraques, payer de leur personne. La mouiller un peu cette chemise, crénom. Aujourd’hui la machine fait tout toute seule. 

On peut même la trouver belle, si on est sensible au postmoderne. C’est une chimère de notre temps. Sa tête est un ordinateur toujours allumé, pour vous dénoncer sur les réseaux sociaux. Ses pattes avant sont des plateaux de balance, pour vous traîner en justice. Ses pattes arrière sont des téléobjectifs, pour vous espionner quand vous allez pisser. Son corps est un épais journal roulé, le truc qui fait bien mal quand on s’en sert pour cogner, et c’est pour vous étriller dans la presse. Quant à sa queue… elle sort droit du « passé ». Il s’agit d’une cravache, ni plus ni moins. Elle sert d’adjuvant, en renfort de tout le reste. Parfois la simple menace suffit. Quand la machine est lâchée, elle vous attaque en un éclair et sur plusieurs fronts. Son offensive se déploie de la manière suivante : sur les réseaux sociaux, devant les tribunaux, au salon de coiffure (dans le bus, dans le métro, à l’amicale de boule, partout où l’on papote de bon cœur et sans conséquences), par l’intimidation directe, de sorte qu’elle pénètre toutes les dimensions de votre existence. 

Telles sont, en Italie, les armes de la nouvelle droite autoritaire, qui se distingue de l’ancienne par la composition de son arsenal. En tant qu’Italiens, nous nous targuons de cultiver un certain style, alors nous avons laissé tomber les expéditions punitives contre les dissidents. Nous ne les obligeons plus, comme au temps du Duce, à ingurgiter de l’huile de ricin. Et nous ne procédons pas non plus à la Poutine[1] : enlever les gens, les empoisonner, les jeter en prison, quelle vulgarité. Nous avons trouvé une méthode plus simple : les poursuites judiciaires. Des procès, beaucoup de procès, trop de procès. Des procès retentissants. Procès d’un homme politique contre un écrivain. D’un ministre contre un écrivain. D’un chef de gouvernement contre un écrivain. On va vous noyer sous les procès, mon ami[2]. Vous en faire bouffer jusqu’à plus soif. Demandez à Roberto Saviano et vous verrez si ce n’est pas vrai. Ce garçon se coltine actuellement trois procès avec autant de membres du gouvernement en exercice : le ministre des Infrastructures, Matteo Salvini ; le ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano ; la Première ministre, Giorgia Meloni. Menacé par la Camorra et donc sous escorte depuis presque vingt ans, notre ami avait la vie trop facile. Avant que Saviano écrive Gomorra, les informations sur les clans de Casal di Principe – parmi les plus féroces d’Europe – ne figuraient qu’aux faits divers locaux. Des pages rarement lues, le plus souvent utilisées pour emballer les œufs. Remarquez qu’elles pouvaient aussi servir à nettoyer les portes, comme le faisait ma grand-mère. Puis la Camorra a eu droit au JT national. L’emballage d’œufs n’est plus de mise, le thème occupe désormais le débat public et politique quotidien, c’est un objet artistique, une muse horripilante. Croyez-vous que nous ayons donné le nom de ce garçon à une rue ? À une crèche ? À une pizza particulière ? À une recette de spaghetti ? Un jour, peut-être. Pas de précipitation. De toute façon on a le temps. Pour l’heure il doit se défendre dans tous ces procès d’État qui lui sont tombés dessus. En Italie, ce n’est pas une blague. Ceux qui sont accusés de diffamation risquent trois ans de prison. 

Le premier par ordre chronologique lui est intenté par Matteo Salvini. À Rosarno, en Calabre, où le degré de pénétration de la ’Ndrangheta fait froid dans le dos, Salvini avait été accueilli par un électorat, disons, mêlé et bigarré. Aux premiers rangs d’un meeting qu’il avait tenu juste après son élection étaient assis des hommes des familles Pesce et Bellocco. En Italie, ces noms parlent d’eux-mêmes. Salvini, membre de la Ligue, à l’époque ministre de l’Intérieur, déclara d’un ton sarcastique en parlant de l’écrivain : « L’escorte de Saviano ? Les institutions compétentes évalueront s’il court un risque, parce qu’il me semble qu’il passe beaucoup de temps à l’étranger. » Des paroles pour le moins surprenantes dans la bouche d’un ministre de l’Intérieur. Des paroles qui reviennent à dessiner une cible à la craie blanche sur le dos de notre pauvre ami. Une façon de déclarer : « Ce gars, nous, on le connaît pas, il nous emmerderait plutôt. À vous de voir. » Alors ça déborde. Il y a de quoi, non ? Roberto Saviano a riposté en citant le titre d’un ouvrage de Gaetano Salvemini et taxé Salvini de « ministre de la mala vita ». Lequel Salvini l’a trouvé saumâtre. Il ignore peut-être qui est Salvemini. Il a attaqué Saviano en diffamation. En utilisant – détail qui n’en est pas un – le papier à en-tête du ministère. Qu’un ministre de l’Intérieur pousse un écrivain sous protection policière entre les mains de ceux que son propre ministère devrait combattre, ça passe. On peut le faire. C’est licite. Qu’un écrivain se paie la figure d’un ministre – avec diplomatie, ajouterais-je, ce qui ne manque pas de générosité – en citant un des plus grands historiens antifascistes italiens, non. Ce n’est pas tolérable. 

Et tourne le manège. Cette fois il s’agit de Gennaro Sangiuliano, directeur du journal télévisé de Rai 2, la deuxième chaîne publique italienne. Saviano commente sa nomination en le qualifiant de « biographe à genoux devant Poutine » (Sangiuliano a commis un livre sur le président russe, « une biographie qui retrace les principales étapes d’une extraordinaire aventure humaine et politique ») et aussi d’« agent électoral » de Nicola Cosentino, l’ancien sous-secrétaire d’État à l’économie du gouvernement Berlusconi, condamné par décision définitive pour avoir été le référent de la Camorra au Parlement. L’écrivain laisse entendre qu’il doit sa nomination en tant que directeur à ses accointances politiques dont certaines, comme celles avec Cosentino, sont pour le moins douteuses. Bing, nouvelle assignation à comparaître, sur plainte de Sangiuliano. Au civil. Mais il y a un problème : en première instance, la juge renvoie le cadeau à l’expéditeur car l’accusation formulée par Saviano « ne peut pas être considérée comme un fait faux, elle n’est pas à exclure du débat politique actuel et dans le passé, elle en a déjà été amplement objet ». Oups. La baffe est d’autant plus cuisante qu’entre-temps le directeur est devenu ministre. De la Culture. 
Sérieusement.
Et il a fait appel de la décision de la juge. 

Ce cher Saviano écrit contre, comme on dit. Personne n’est plus contre que lui. (Ce n’est pas lui qui s’est mis dans cette posture, mais les institutions qui gouvernent son pays. Un détail.) Il vit sous escorte, mais le ministre de l’Intérieur – maintenant aux Infrastructures – est contre lui. C’est un intellectuel, mais le ministre de la Culture est contre lui. Il est italien, mais le chef du gouvernement italien est contre lui. Eh oui, parce qu’elle aussi a débarqué, Giorgia Meloni, la Première ministre italienne qui se définit comme une underdog, une laissée-pour-compte sur qui personne n’a jamais parié un euro, sauf qu’à 29 ans, elle était déjà vice-présidente de la Chambre des députés et à 31, ministre. Pauvre petite. Comme d’autres personnages du monde politique italien tel que Salvini, de la Ligue, notre Première ministre se plaît à employer pour les traversées de l’Afrique à l’Italie le terme de « croisières ». Ces mêmes traversées que d’autres, faisant preuve d’une maîtrise différente de la sémantique, qualifient de « voyages de la mort », elle les appelle des « croisières ». 

Elle a dit que ces bateaux qui transportent des grappes de gens aux abois vers notre douce Italie en les arrachant, espère-t-on, aux flammes de l’enfer, doivent être coulés. Elle en a tellement dit qu’il est impossible – et en plus désagréable et franchement pas drôle – de se souvenir de tout. Mais elle tempête surtout contre les « croisières » et « la belle vie ». Elle répète toutes les cinq minutes que « maintenant la belle vie, c’est fini ». Elle a commencé avant d’être chef du gouvernement. Il faut ajouter au nombre de ceux que nous ne verrons pas sur les débarcadères, brandissant des pancartes de bienvenue pour les migrants, des personnages qui n’ont rien à voir avec la droite, du moins en théorie. Les premiers à avoir utilisé l’expression « taxi de la mer », ce sont Luigi Di Maio (Mouvement 5 étoiles) et Marco Minniti, ministre de l’Intérieur d’un gouvernement de centre-gauche, qui a financé et entraîné les gardes-côtes libyens, notoirement composés de miliciens trafiquants d’êtres humains. 

Tout est parti d’une vidéo diffusée par les télévisions de la moitié de la planète. Une maman africaine qui vient de perdre son enfant en mer se lamente, la voix brisée de sanglots : « I’ve lost my baby! », mais la clique unanime continue à parler de « croisières », « taxis de la mer », « belle vie», etc., etc. On est nombreux à se demander « Comment peut-on oser ? » Saviano aussi se le demande, en direct sur un plateau de télévision, dans l’émission « Piazzapulita », en interpellant la clique susnommée et en ajoutant l’appellation « bastardi ». Giorgia Meloni porte plainte contre lui. Puis il arrive ce que l’on sait, pour Meloni et pour l’Italie en général. De simple présidente du parti Fratelli d’Italia, Meloni devient chef du gouvernement. La citoyenne la plus puissante du pays. Quelqu’un dont l’influence peut conditionner – même involontairement – tous les tribunaux du pays. Quel juge ne ressentirait pas, comment dire, un tantinet de… pression ? L’usage veut que dans ce cas la plainte soit retirée. C’est un usage qui a sa raison. Il est civique, humain, opportun. Logique. Et pourtant il n’a pas été respecté. Notre ami a encore trois procès sur les bras, avec trois membres du gouvernement en ordre de bataille contre lui. Tous les trois dénoncent une atteinte à leur réputation. L’un, de directeur de journal télévisé est devenu ministre. Un autre, de ministre est resté ministre. La troisième, de chef d’un parti d’opposition est devenue chef du gouvernement. Il y a pire comme atteinte à sa réputation. Roberto, s’il te plaît, tu ne voudrais pas attenter aussi à la mienne, de réputation ? Je peux payer. 

Mais comme nous le disions, la droite autoritaire a changé. Elle a abandonné la matraque et l’huile de ricin pour s’en remettre à la machine. Elle s’est emparée d’un arsenal moderne. Elle a domestiqué la chimère de notre époque, dont l’action judiciaire ne représente qu’une partie. Les pattes avant. Les pattes arrière, ce sont deux téléobjectifs. Ils vous suivent, vous photographient quand vous allez chez le coiffeur, vous écoutent, se mêlent de vos affaires. C’est arrivé à certains magistrats italiens, comme Ilda Boccassini, procureur dans le procès Ruby contre Silvio Berlusconi. L’hebdomadaire Chi du groupe Mondadori, propriété de l’ancien Premier ministre, l’a suivie dans la rue et a photographié ses « bas en laine rayés, 21 euros », l’instant où elle jetait un mégot de cigarette par terre, sans oublier son écharpe « inspirée du loto napolitain, en modal et soie, 300 euros ». 

La queue de la chimère est une cravache : l’intimidation, la menace directe. Comment qualifier autrement la déclaration d’un ministre de l’Intérieur qui souhaite qu’on retire son escorte à un écrivain plusieurs fois menacé par la Camorra ? 

Le corps est un journal roulé, une bonne matraque si besoin. Le député de la Ligue Antonio Angelucci possède les titres Libero et Il Tempo et s’apprête à acheter Il Giornale. Naturellement le quotidien roulé fait merveille associé aux deux gros téléobjectifs. Ils travaillent en équipe. 

Et puis il y a l’arme secrète. Dévastatrice. Incontrôlable. D’une précision redoutable. 

Sa tête. Un ordinateur toujours allumé. Elle avale des calomnies et recrache des fake news, les répand sur les réseaux sociaux, les injecte dans le Net et laisse les algorithmes faire le reste. Les algorithmes aiment le venin. Le venin les excite. L’informaticien Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, l’explique très bien dans un ouvrage fort utile intitulé Stop aux réseaux sociaux ! Dix bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer. « La paranoïa, écrit Lanier, est en effet un moyen efficace pour attirer et captiver l’attention. » Tout est là : « rassurer ou exaspérer, l’important c’est de captiver votre attention. » Ces beaux messieurs le savent pertinemment. Le nombre d’inscrits sur les réseaux sociaux de la Ligue a augmenté de façon spectaculaire au fil des années grâce au gourou digital Luca Morisi. Et ce n’est pas un hasard si on a surnommé son système de propagande en ligne « la bête ». Il intercepte sur Internet le sentiment populaire, attise la colère, tourne en dérision adversaires politiques et contestataires, les ridiculise à coups de slogans. (Là aussi Roberto Saviano est particulièrement bien loti et peut se vanter de nombreuses expériences : il suffit de penser à la rumeur inventée de toutes pièces et répandue par le berlusconien Vincenzo D’Anna, délibérément relancée par Salvini et Meloni, selon laquelle Saviano posséderait un appartement au dernier étage d’une tour à Manhattan ; information rigoureusement fausse, qui s’est néanmoins répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, tant et si bien qu’on la retrouve aujourd’hui encore dans les commentaires des sympathisants de Fratelli d’Italia, de la Ligue et de Forza Italia.) 

La droite d’aujourd’hui prend le plus grand soin de sa chimère. Elle la chouchoute. Et n’oublie jamais de l’alimenter. Elle lui flatte la tête parce qu’elle sait combien elle est précieuse. Une enquête de l’émission Report a analysé une foule de pages et de profils sur les réseaux sociaux, créés sous des noms parfaitement innocents, qui, après avoir fait le plein d’inscrits, se sont transformés en véhicules de propagande politique et de fake news. Un exemple : Association des éleveurs de la province de Messine se transforme en Association d’aide aux éleveurs, qui se transforme en Association Ligue des éleveurs, qui se transforme en Ligue Santa Teresa di Riva, qui se transforme en Ligue Salvini Premier ministre Santa Teresa di Riva. Alex Orlowski, analyste de données, interrogé pour l’émission, a expliqué que plus de deux cent trente-sept mille comptes qui suivaient Meloni suivaient aussi le blog Trash Italiano, un mélange de mèmes et de gifs partagés aux quatre coins du Web. Les mêmes comptes suivaient aussi une jeune – mais déjà célèbre – chanteuse italienne. Report suggère que ces comptes, tous créés durant la même période et ayant tous moins de dix abonnés, ont été achetés. Meloni, Trash Italiano ainsi que la chanteuse nient avoir jamais acheté des abonnés. Meloni jure de démentir l’émission, qui lui a consacré selon ses termes « un reportage enfantin digne d’un club de platistes ». Mais elle est incapable d’expliquer cette coïncidence pour le moins étrange. 

Et ainsi, grâce à des centaines de milliers de personnes qui toutes décident – heureux hasard – de s’inscrire sur les réseaux sociaux le même jour, de suivre les mêmes comptes, de publier les mêmes fake news ; grâce à une armée de « bots » (agents logiciels automatiques, mini-programmes, lignes de code) qui aspirent et recrachent du venin en surexcitant le dieu algorithme, la chimère broie dans ses puissantes mâchoires quiconque se place en travers de sa route. Il n’y a pas de salut, hormis dans l’obéissance. 

Trois… Deux… Un… Clic. La machine démarre, elle est parfaite. Quand vous entendez le clic, vous êtes déjà fait comme un rat. Vous pouvez toujours essayer de vous cacher. Avec les matraques et l’huile de ricin, il y avait encore un peu d’espoir. Pas avec la machine. Elle vous débusque partout. Et vous concocte une jolie petite vidéo pendant que vous vous curez le nez. Et si ce n’est pas vous… la belle affaire, Photoshop, ça existe. La machine vous le met jusqu’à l’os. 

Allez, essayez. Courage. Fuyez.
Tortillez-vous comme un ver. Filez vous cacher à la cave. Ou dans votre super appartement de Manhattan. 

Vous n’en avez pas ? Mais bien sûr que si. 


Traduit de l’italien par Dominique Vittoz. 


[1] Expression en français dans le texte (N.d.T.).

[2] Expression en français dans le texte (N.d.T.).