L’intelligence artificielle (IA) est à l’origine d’un changement linguistique profond dans nos sociétés. En effet, le monopole de l’expression verbale n’est plus réservé exclusivement à l’homme. Les technologies qu’il conçoit sont désormais en mesure de dialoguer avec lui. Elles génèrent un modèle de langage si convaincant qu’il devient de plus en plus difficile de les distinguer d’une œuvre humaine. L’utilisation de ces technologies se généralise et contribue, par leur empreinte, à influencer l’organisation de l’ensemble de ces systèmes.
Ce bouleversement majeur ne peut laisser place à une quelconque neutralité dans la relation à l’IA ; il incite à une réflexion éthique, voire politique, que développe le physicien et philosophe Alexei Grinbaum dans un nouvel ouvrage intitulé « Parole de machines » qui vient de paraître chez HumenSciences. Il y décrit la fin d’une époque – celle où la langue était l’unique matériau de la chose sociale – et évoque l’émergence d’une nouvelle ère, celle des machines parlantes élaborant des textes à la manière des humains, mais qui ne sont le reflet que de calculs mathématiques. « Avec la machine parlante, le nombre se fait verbe » nous explique Alexei Grinbaum. Il cite le verset 7 du chapitre 27 de l’Ecclésiaste : ahat leahat limtso heshbon, qui signifie dans son sens littéral : « un plus un, pour trouver le compte (heshbon) » que l’on interprète traditionnellement par « examiner les choses une par une pour en saisir le sens ». Le mot heshbon évoque un calcul mathématique mais aussi la conclusion d’un raisonnement. Les machines opèrent justement dans cette zone où le calcul et la raison se confondent.
Mais sous cette apparente similitude du langage, Alexei Grinbaum rappelle les distinctions qu’il est nécessaire de formuler. Le langage des machines est le fruit d’un hasard statistique qui émerge dans un réseau de neurones artificiels tandis que le langage humain est l’expression d’une volonté communicative totalement libre.
Les références au judaïsme sont nombreuses dans cet ouvrage érudit et passionnant : Alexei Grinbaum compare les procédés algorithmiques à l’étude dans la pensée juive qu’il présente comme un apprentissage à partir d’un corpus de données linguistiques. La tradition juive évoque quatre niveaux d’apprentissage du texte sous l’intitulé « pardes » qui signifie « verger » : il s’agit du pshat, sens simple ou littéral, remez, allusif, puis drash, sollicité et sod, secret. L’homme commence par le sens simple, le premier niveau et vise les niveaux supérieurs tout au long de son apprentissage. La machine inverse la hiérarchie humaine, elle commence par les niveaux allusif et sollicité. Elle établit ainsi des corrélations entre divers bouts de phrases ou fragments de mots pour tenter de parvenir à la connaissance simple des mots.
Mais est-il possible de déduire le sens littéral d’un mot à partir de son utilisation dans un corpus constitué de différents textes ? La machine ignore cette préoccupation car elle remplace les significations des mots par des nombres.
Ainsi, à travers cette correspondance avec la pensée juive, Alexei Grinbaum affirme que le premier niveau est « simple » pour l’homme mais difficile à atteindre pour la machine. Certains informaticiens vont jusqu’à considérer que le premier niveau n’est qu’accessoire ; l’essentiel reste que les textes générés par les machines soient le reflet d’un sens qui apporte satisfaction à l’utilisateur. Le niveau le plus élevé, le sod, le secret, qui se trouve dans les textes de la Kabbale, reste l’apanage de l’homme selon Grinbaum. Il explique qu’il serait difficile d’imaginer que la connaissance du sod puisse être atteinte par des machines car elles n’ont pas l’aptitude de concevoir leurs interlocuteurs comme des entités autonomes et distinctes d’elle-même. Cette homologie avec la pensée juive rappelle que ce qui fonde le langage humain est la notion de liberté.
Rachi (1040-1105), le plus grand commentateur de la Bible et du Talmud, définit l’homme comme la plus vivante des créatures car elle est dotée de la parole et de la connaissance. Onkelos (35-120 après J.-C), dans sa traduction commentée de la Torah, évoque la notion d’esprit parlant (rouah mémaléa) qui induit cette faculté de parler. Ce concept est repris dans le judaïsme médiéval par Maïmonide (1138-1204), puis par Nahmanide (1194-1270) en le nommant nefesh medabereth, l’âme parlante, siège d’une vie proprement humaine, plus élevée que celle des animaux. Elle caractérise l’âme de l’être humain qui participe au développement de la raison. Cette capacité incarne une similitude avec le divin. Dieu donne naissance au monde par la Parole et transmet aux hommes ce don créatif à travers une parole libre, capable de refléter ses intentions et d’exprimer ses émotions. Les machines ne sont évidemment pas dotées de cette liberté et ne font qu’imiter l’expression de ces qualités humaines. Tenter de percevoir ce qui distingue le langage des machines de celui des hommes, ou plus généralement, le monde virtuel du monde réel, est en soi le commencement d’une réflexion éthique qu’il faut engager sans délai.
Parole de machines, Alexei Grinbaum, HumenSciences, 192 p.