Français, nous avons tous mille et une raisons d’aimer l’Italie, le bel Paese.

Pêle-mêle, en voici quelques-unes : la musicalité douce de la langue de Dante, la pizza napolitaine, la Vespa jadis de nos chers parents, le Vésuve en toile de fond des trattorias milanaises, les fresques érotiques de Pompéi, les colonnades du Bernin au Vatican, le divorce à l’italienne surmonté, la tombe de Stendhal à Milan, la maison de Malaparte à Capri, les sublimes gelati du Polo Norte à Porto Ercole, la mort du Caravage sur une plage tyrrhénienne, le Dictionnaire amoureux de Venisede Sollers, Gina Lollobrigida per sempre, Anthony Queen dans La Strada avec Giulietta Masina, les chansons rauques de Paolo Conte, Nietzsche heureux à Sorrente et pris de folie à Turin, les polars d’Elsa Ferrante l’Invisible, les fresques des frères Carracci au palais Farnèse, l’ambassade de France à Rome, Toni Servillo dans La Grande Bellezza, « Marcello » dans La Dolce Vita, la statue de Sainte Thérèse trafitta dall’amore di Dio, celle du Bernin, chère à Lacan, le discours de Rome de celui-ci, Galileo Galilei, les Polichinelles de Giandomenico Tiepolo à la Ca’Rezzonico de Venise, Pasolini le révolté martyrisé, les oliveraies métaphysiques des Pouilles frappées de maladie mortelle, les Trulli d’Alberobello, Byron galopant sur les plages du Lido, la mort de Lucrèce Borgia, Aïda dans les arènes de Vérone, les premiers mots de La Divine Comédie, Anna Magnani dans Rome ville ouvertede Rossellini, Stromboli du même avec Ingrid Bergman, la mèche de Monica Vitti, le petit port de Tricase dans les Pouilles, la Fiat 500 en pot de yaourt, les péplums de Cinecittà, la fontaine de Trevi avec Anita Ekberg, les criques de Panarea, le suicide de Raymond Roussel à l’Hôtel des Palmes à Palerme, le retard légendaire des trains italiens, Senso de Visconti, les poèmes du Zibaldone de Leopardi, Ferrare et Le jardin des Finzi-Contini de Giorgio Bassani, j’en passe et des meilleurs. Sans parler de mes deux enfants, rejetons (au sens botanique de bouture) franco-italiens d’une très vieille famille du Salento, ce talon de la Botte baigné par l’Adriatique.

À ces mille et une raisons d’aimer l’Italie depuis la France, il faut désormais en ajouter une autre et non des moindres, intitulée Rendeznous la Joconde, petit bijou d’empathie, pétri d’humour et d’intelligence sur l’image de l’Italie en France et réciproquement. L’auteur en est Stefano Montefiori, le correspondant de toujours ou presque du Corriere della Sera à Paris, qui a pris la relève d’Umberto Eco dans le rôle du plus parisien des Italiens transalpins.

Alors le diagnostic, Maestro ? Non les Français, foi de Montefiori, ne sont pas pleins de suffisance vis-à-vis de leurs cousins italiens, ni de morgue vis-à-vis des étrangers en général. Paris est même très accueillant pour les enfants romains de la louve et d’Erasmus, surtout quand ils voisinent rue Schoelcher avec l’appartement de Sartre et Simone de Beauvoir, comme ce fut le privilège du jeune Montefiori. 

Non, les Français n’ont pas volé la Joconde, fruit du séjour de Léonard de Vinci à Amboise, pensionné par François 1er. Sachez tout de même, chers amis français, puisqu’elle est au Louvre de plein droit et qu’on vous l’a rendue après qu’elle ait été volée en 1911 par un peintre italien… en bâtiment, que Monna Lisa s’écrit avec deux « n ». Mais oui, en revanche, Bonaparte fit enlever Les Noces de Cana, de Véronèse, qui aujourd’hui font face à la Joconde et ornaient jadis le réfectoire du monastère bénédictin de San Giorgio à Venise. Pour autant, que la pizza soit un plat bon marché en Italie et de plus en plus hors de prix à Paris, ne laisse pas d’affliger davantage notre amphitryon que ce larcin du petit Corse qui parla jusqu’au bout le français avec un accent génois prononcé.

Sachons également, toujours au registre de la Corse, qu’il ne faut jamais, au grand jamais, noyer les pâtes à la carbonara sous de la crème fraîche, crime de lèse-majesté gastronomique, que les Italiens, par ailleurs si fiers qu’on célèbre leur cuisine à chaque coin de rue des plus grandes métropoles, sont prêts à punir d’une invasion de l’Ile de Beauté. Autre grief montefiorin : le capuccino à Paris est toujours trop chaud.

Plus sérieusement, Montefiori nous emmène à la Spezia, sa ville natale, un port militaire de Ligurie, évidemment nombril du monde à ses yeux d’enfant ligurien, en guerre de clocher, comme il est de règle partout en Italie, avec les villes voisines – campanilisme et narcissisme des petites différences obligent. Tandis que Paris et le centralisme jacobin écrasent inlassablement la province française. 

Eloge de Milan l’Européenne, la ville du miracle italien, ce melting pot unique en Italie qui brassa les émigrés du Sud, ces terroni jugés « bouseux », pour en faire des Italiens, alors que Rome, blasée d’éternité, ayant survécu à tout, balance entre nostalgie, décadence et indifférence amusée pour le reste du monde venant chaque jour un peu plus en pèlerinage à ses pieds. 

Montefiori excelle dans les considérations savantes et amusées sur le calcio italien et son équipe nationale « femelle », comparés au football Champagne de ces parvenus de Français. Il nous raconte, un brin fleur bleue et sentimental, le Festival de la Chanson à Sanremo, summum du kitsch, des paillettes idiotes et de la ringardise, mais symbole vivant, une fois l’an, du vivre ensemble italien. 

Un peuple que seuls, en effet, la canzonetta, le football et de grands drames humains unissent : l’assassinat d’Aldo Moro ; ou la mort au fil des heures du petit Alfredino tombé dans un puit, suivie en direct par tout un pays en larmes.

Et puis l’Europe ? À l’heure où, succédant à Mario Draghi l’Européen, la Meloni, sa parfaite antithèse, petite fille du fascisme mussolinien, est à la tête du gouvernement à Rome, où en sont les Italiens, hier les plus Européanistes du Vieux Continent par volonté de rattrapage et d’effacer le passé ? Montefiori, fervent cosmopolite, italien de La Spezia, de Gênes et de Paris, pense que cet amour déçu des Italiens pour l’Europe n’est qu’un passage, tandis que, par milliers, de jeunes Italiens quittent chaque année la péninsule pour vivre à Paris ou Berlin, comme il le fit jadis pour devenir lui-même.

Des amis de la France, des yeux extérieurs comme Julian Barnes et Stefano Montefiori, il en faudrait cent autres pour nous tendre un miroir de nous-mêmes qui nous réconcilie avec ces Italiens de mauvaise humeur, ces cousins de l’autre côté des Alpes.


Stefano Montefiori, Rendez-nous la Joconde !, ed. Stock, 19 avril 2023.