Les grands romanciers explorateurs du cœur humain créent des personnages de fiction si vraisemblables, qui nous paraissent si neufs, si génériques, si signifiants, en qui nous reconnaissons nous-mêmes, nos semblables et le siècle en cours, que leurs créatures imaginaires deviennent bientôt pour nous des êtres en soi, comme s’ils étaient doués de vie. Êtres de papier passés du bestiaire littéraire au monde réel, devenus aux yeux de la postérité des figures intemporelles de la Comédie humaine, leurs patronymes font office d’identité supérieure, de manteau d’emprunt, pour qui, aux yeux d’autrui, de près ou de loin, à son insu ou pas, s’apparente à eux par un trait ou un autre. Ils incarnent des archétypes humains précis, qu’on plaque pour faire image sur les vivants qui leur ressemblent. Tel avaricieux sera dit un moderne Harpagon, tel snob un Swann ou un Charlus au petit pied, tel ambitieux un Rubempré impénitent, telle jeune fille au pair sans papier une nouvelle Cosette. Qu’ils se nomment d’Artagnan, Jacques le fataliste, Justine, Rastignac, Werther, le Rouge et le Noir, Frédéric Moreau, David Copperfield, Nana, Lantier, le Prince André, Raskolnikov, Madame Verdurin, le docteur Jivago, Joseph K., Gregor Samsa, Roquentin, Kyo Gisors, Solal, Ariane, Gatsby, Portnoy, ou Holden Caulfield, ce sont autant de personnages livresques devenus avec le temps des métonymies vivantes applicables à tous leurs frères humains.
Une autre famille de romanciers procède à l’inverse, part de personnages réels, historiques ou autres, pour en faire des personnages de fiction. Ainsi Hermann Broch s’emparant de la mort de Virgile. Ainsi, ici, Laurent Seksik qui, après s’être frotté à Stefan Zweig, affronte cette fois Kafka, sa famille, ses amis, ses amours et son temps, transformés par ses soins en autant de héros de roman. Un roman vrai, certes, mais un roman tout de même. Que ceux qui préfèrent les biographies définitives, les pavés scientifiques où ne manquent pas un fait, pas un geste, pas une parole, une lettre, une archive, une missive, passent leur chemin. Ici, tout est récit, dialogues – apocryphes ou pas –, confessions, monologues intérieurs, mises en scène d’anthologie. Cela sonne juste, on chemine en spectateurs muets avec les protagonistes en marche vers leur destin, on sent, à les voir et les entendre, la double tragédie s’approcher, la mort de Kafka d’abord, la peste nazie ensuite. Les spécialistes du proscrit de Prague, de Berlin et de Vienne, qui sont légion et veillent avec un soin jaloux sur sa mémoire posthume, verront peut-être matière à y redire. Mais, à lire Franz Kafka ne veut pas mourir, on se retrouve admis, avec un passeur émérite, dans l’intimité-des protagonistes des dernières années de Kafka, l’homme entre tous qui, comme il l’écrivit, a passé sa vie à mourir. Le parti pris du romanesque fonctionne avec naturel, qu’on se transporte au sanatorium dans les Carpates, sorte de Montagne magique avant la lettre, aux côtés de Kafka avançant à grand’peine dans la neige, ou, trois ans plus tard, au sanatorium de Kierling, près de Vienne, où Kafka toujours, souffrant le martyr, supplie son jeune admirateur, le docteur Klopstock : « Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin », qui lui administrera la morphine finale. Ou encore, on assiste à la dispute entre Hermann Kafka, le pater familias, castrateur inébranlable, avec sa fille Ottla, à propos de Franz et de sa fameuse lettre au père, où il s’avoue habité à vie d’un sentiment de culpabilité irrémédiable. De même, nous visitons le bureau mortifère de Kafka à l’Office d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohème, nous écoutons l’éloge du Directeur adjoint de son employé modèle, pour sa note si précise sur la loi d’extension aux tailleurs de pierre, puisatiers et entreprises de construction métalliques, de l’obligation d’assurance, et son travail si appliqué de tous les jours.
Autres tableaux vivants au fil du livre : ceux consacrés à Dora Dyamant, le denier amour de Kafka. Le premier tableau retrace la déambulation de Dora Dyamant à la recherche de son Prince éternel dans les rues de Prague déserte, au lendemain de la mort de son absolu bien-aimé. Dix ans plus tard, nous assistons chez la même Dora Dyamant à Berlin, remariée et devenue communiste, à la perquisition de la Gestapo, qui s’empare des papiers et des brouillons de Kafka ; ils seront perdus à jamais. Troisième tableau : communiste exemplaire, réfugiée à Moscou en 1936, les purges staliniennes la rattrapent. Interrogée pour la forme, en vue de sa déportation immédiate au Goulag, par un enquêteur du NKVD ubuesque, sur ses relations avec Kafka comme écrivain bourgeois contre-révolutionnaire, elle lui parle du Procès où l’accusé ne sait jamais quelle est sa faute et finit par se faire l’instrument de sa propre destruction. « Prophétique, magnifique ! On croirait lire un attendu d’un procès du procureur Vychinski. Ton Kafka s’inscrit dans la noble lignée du roman réaliste soviétique ! » s’extasie l’enquêteur. Qui, subjugué par l’œuvre de son premier mari, sauve la vie de Dora Dyamant… et lui recommande de fuir sans perdre une minute.
Quant au docteur Klopstock, il sera victime, lui d’un procès en judaïté, de la part du professeur sous les ordres de qui il opère les tuberculeux depuis des années dans un hôpital à la périphérie de Berlin. Son maître, à peine édictées les lois antisémites de 1934, le chasse séance tenante. « Y a-t-il une médecine juive et une médecine non-juive ? » demande Klopstock. « Il y a bien une manière juive d’écrire » lui est-il répondu. Le docteur Klopstock s’exilera en Amérique en 1938.
Un morceau d’anthologie, au cœur du livre, nous fait revivre une soirée littéraire clandestine au printemps 1934 à Berlin d’intellectuels et d’écrivains juifs interdits de publication et bientôt d’existence, réunis dans un appartement glacial pour débattre en secret de Kafka, le jour du dixième anniversaire de sa mort. C’est un festival d’échanges, d’intelligence, de sensibilité, de doutes, une oasis de fraternité douloureuse entre gens de pensée et de mots qui, tous, se savent condamnés, entourés de toutes parts d’un océan de bestialité.
Avec eux, derniers gardiens d’un monde civilisé en ruines, Franz Kafka l’Annonciateur s’enfonce dans la nuit du monde. Ses sœurs Elli et Valli périront dans le ghetto de Lödz ; Ottla, sa préférée, sera assassinée à Auschwitz.
Laurent Seksik, Franz Kafka ne veut pas mourir, Gallimard, 2023.
j’ai eu la chance de lire à l’école la metamorphose de kafka et sans doute qu’il m’aura aidée à me métamorphoser moi-meme..
au meksik j’ai eu l’occasion de croiser des yeux verts qui etaient beaux d’humanité contrastant avec cet océan du bestiaire qui m’entourait …je n’ai jamais oublié ces yeux rieurs qui me voyaient en oiseau rare, cette espece d’oiseau lyre qui me sommait de venir s’envoler avec lui lorsque je m’ennuyais sur les bancs de l’ecole et que je regardais par la fenetre en me demandait oû pouvait bien se trouver ce pays de liberté oû l’on fait ce qu’il nous plaît et oû il fait toujours beau…mais assise au fond de la classe comme les cancres je me chauffais au poele en chantant dans ma tete la chanson de gerard qui m’interrogeait et me donnait l’espoir qu’un jour viendrait ou plûtôt qu’il viendrait mon prince de rang qui devait bien exister qq part et qui forcément m’attendait…car tout passe certes méme la solitude de ces moments que rien n’efface…