Voici un petit ouvrage fort curieux, Critique et utopie de Walter Benjamin[1], qui rassemble en 225 pages des textes capitaux sur une période de 22 ans (1918-1940) du grand « penseur textuel messianique » (George Steiner) qui se suicida à Port-Bou le 26 septembre 1940. Le prologue convoque l’humour, dont Walter Benjamin  n’était pas dépourvu.

Sur la quarantaine de textes retenus ici, une partie est tirée d’ouvrages aussi célèbres que Origine du drame baroque allemand, Sens unique, Paris, capitale du XIXe siècle. Tous ont été retraduits par Philippe Ivernel, afin de leur donner une unité de style. L’un des textes fut toutefois écrit par Benjamin en français.

L’humour est le début ou parfois la fin de tout. Si la vie est ce « mystère insolite » dont parlait Malraux, alors l’humour est tout à fait central. Le texte d’après (faut-il y voir un clin d’œil de la part de l’éditeur ?) est sur le messianisme. L’une des pages les plus accusatrices de l’humaine condition, l’une des plus benjaminiennes aussi, est intitulée « Le caractère destructif » publié le 20 novembre 1931 par le Frankfurter Zeitung. Texte fascinant. Il pourrait arriver à quelqu’un de s’apercevoir en se retournant sur sa vie que presque tous les liens les plus profonds qu’il a vécus et ce qu’il a souffert étaient le fait d’individus dont tous s’accordaient à reconnaître le « caractère destructif ». « Le caractère destructif ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule vérité : débarrasser. »

Pour Benjamin, la destruction a un sens aussi fondamental que la « déconstruction » pour Derrida. Il la conçoit comme une invitation à construire à nouveau, à repartir de l’avant. C’est aussi un texte paradoxal ancré dans l’univers kafkaïen, car il ne faut surtout pas entendre destructif comme étant uniquement synonyme de meurtrier, de brutal, lié au désastre. Le destructif « met en ruines l’existant, non pour les ruines elles-mêmes mais pour le chemin qui s’étire à travers. »

La chute du texte nous fait fortement réfléchir quand on sait que Benjamin se suicida : « Le caractère destructif vit du sentiment non pas que la vie ne mérite pas d’être vécue, mais que le suicide ne vaut pas la peine. »

Des pages splendides de Paris, capitale du XIXe siècle, que nous connaissons mais retrouvons avec bonheur préfigurent un extrait du Concept d’histoire, l’ultime texte de Benjamin qui nous soit parvenu, qui clôt l’ouvrage.

Benjamin a atteint l’un des sommets de sa pensée à propos de Kafka.  Sortant du contexte de ce petit livre, je voudrais pour terminer évoquer la force impérieuse peu commune dont il fit preuve à propos de la dernière page du Procès. Il apporta au mot honte un tout autre sens que ce sens traditionnellement admis, sens que transmit en son temps Maurice de Gandillac dans sa traduction des Essais. Le mot allemand Scham – dans la phrase terminale du roman – signifie à la fois honte et pudeur, comme das Schloss signifie à la fois la serrure et le château et das Prozess, le procès et la procédure. C’est toute l’ambiguïté, l’amphibologie, qu’il y a à traduire Kafka, encore obscurci par certains traducteurs. Mais lisons ces quelques lignes de Benjamin : « C’est comme si la pudeur devait lui survivre. » Correspondant à sa « pureté élémentaire de sentiment », cette pudeur est l’attitude la plus forte de Kafka comme elle fut celle, exemplaire, de Walter Benjamin. Mais elle a un double visage. Réaction intime de l’homme, la pudeur est en même temps une réaction socialement exigeante. La pudeur n’est pas seulement pudeur devant autrui, elle est aussi pudeur devant soi-même. Ainsi la pudeur de Kafka n’est pas plus personnelle que la vie et que la pensée qu’elle régit[2] […]. »

Nous croyons que c’est toute l’œuvre de Kafka[3] mais aussi celle de Benjamin, qui balancent entre la honte ou la pudeur qui doit survivre au grand témoin que l’un et l’autre furent au plus haut point.

La grandeur de la littérature, des plus grands écrivains-penseurs (et non, curieusement des philosophes ou à de très rares exception près) est à ce point d’ancrage qu’ils aient parfois à affronter la honte qu’il peut y avoir à survivre à certains désastres préférant alors le suicide – la honte qui est à leur yeux la suprême pudeur.


[1] Critique et utopie, trad. De l’allemand par Philippe Ivernel, Payot Rivages, 2012.

[2] W. Benjamin,  Œuvres II, Folio essais, 2000, p. 439. Cette nouvelle édition ne reprend malheureusement pas la traduction exacte que Michel de Candillac avait donnée des Essais (Denoël, 1983).

[3] Signalons que vient de paraître également dans la collection Payot Rivages, Cahiers in octavo (1916-1918).