Deux fois que je me rends à Essaouira. Deux fois que je goûte au bonheur de cette ville. Je ne pourrais dire en quelle saison, en quel mois je l’ai découverte pour la première fois. Je dissocie le voyage de tout repère temporel. Question de mémoire sélective, dirai-je. S’introduire dans la médina revient à s’affranchir des frontières du temps. Tout se joue dans la découverte de l’espace par les sens. La lumière, le vent, la mer. 

« Le pisé des remparts, la chaux des murs, les couleurs des portes et des volets. Les escaliers obscurs débouchant sur des terrasses éclatantes de blancheur. Les embruns saturés d’incantations. » Ami Bouganim, Es-Saouira de Mogador.

Un voile d’irréalité couvre la ville ; les vapeurs des hammams se déposent délicatement sur les pavés de votre esprit. Et vous marchez, vous marchez nonchalamment dans les rues d’Essaouira jusqu’à ce que votre corps vous conduise à quelque terrasse ou salon de thé pittoresque où vous laisserez vos pensées divaguer au hasard. Puis vous retournerez à votre quête d’inspiration, de liberté, de spiritualité, d’amour – peut-être bien de tout cela en même temps.

« Mogador serait en train de devenir une nouvelle station dans le périple artistique et mystique des quêteurs du sens sur terre. » Ami Bouganim.

Au cœur de la médina se trouve une place sans nom. Les souiris la connaissent sous le nom de place Chrib Atay, signifiant littéralement « boire du thé ». Il s’agit d’une place-passerelle, extraordinaire dans son ordinarité. Tout au fond de cet espace lumineux, juste avant de s’aventurer dans la discrète rue Zayan, se trouve le restaurant Zaytouna. Zaytouna : l’olivier. Il y a l’arbre à poèmes d’Abdellatif Laâbi et puis il y a l’olivier de la place innommée. Sur cet arbre fleurissent des pastillas. La pastilla est ma madeleine de Proust mogadorienne ; elle m’évoque quelque pentagone mystique dans lequel se cacherait un pentacle d’amandes torréfiées. La pastilla est une œuvre d’art, un tissu fragile ornementé de fils dorés, une jeune mariée fardée de poudre blanche. Des félidés se chargent de vous tenir compagnie, trônant fièrement sur les chaises d’en face. En dessert, salade d’oranges à la cannelle. Le bonheur découpé en fines tranches orangées. 

Parfois, l’on oublie que la nuit tombe aussi en ce coin du globe. Les lumières s’assombrissent, verdâtres ou violacées. Une voix semble nous murmurer que nous nous trouvons à l’autre bout du monde, comme si nous étions les premiers occidentaux à mettre le pied sur cette terre inconnue. L’écrivain breton Pierre Le Coz décrit cette sensation – et tant d’autres – avec une finesse indicible dans ses Feux d’Essaouira. Pourtant, la ville est bien vivante. Les habitants pressent le pas ; les souiris vêtus de burnous aux capuches pointues sont les Gandalf de cette Terre du milieu. 

« Le soufisme est dérivé de souf – laine, en arabe – dont étaient fabriqués les vêtements que portaient les mendiants mystiques qui vivaient en solitaires avant de former des confréries. » Ami Bouganim.

Un chat à l’œil crevé quémande vos caresses. Il n’a plus qu’un œil ; l’œil de Fatma. Je pense à Mohamed qui comme le chat noir guide les inconnus d’un pas assuré. Son œil unique nous montre la voie. Derrière les voies principales se trouve le quartier berbère, Chbanat, au fond de la médina. C’est un quartier calme, reclus, où les enfants aiment à jouer en toute insouciance. Les artisans et les couturiers y ont leurs ateliers et travaillent dans le silence ou à la lumière du muezzin, fil sonore qui les raccorde à la réalité du monde vivant. Ils attendent la commande providentielle qui confirmera leur foi et récompensera leur labeur.

Jusqu’alors, vous ne connaissez pas Essaouira. Mais Essaouira, qui est un peu sorcière, vous connaît bien. Elle vous reconnaît, tout comme elle reconnaît les âmes loyales auxquelles elle offre volontiers un moment de répit avant de repartir en mer.

Les salons de massage parsèment la ville. Chaque salon est un monde à lui seul. Une atmosphère enchanteresse règne dans ces lieux étrangers à la misère ; celle, extérieure, du monde moderne, et celle, intérieure, de nos angoisses secrètes. Essaouira, c’est donc aussi cette recherche d’un juste équilibre entre le repos du corps et le repos de l’âme.

Beaucoup de choses échappent à l’étranger qui découvre la ville : son histoire, ses désillusions… Ce n’est qu’après m’y être rendue une deuxième fois qu’une envie d’en apprendre davantage sur le sujet s’est emparée soudainement de moi. Je visitais alors la Bayt Dakira, la maison de la mémoire juive située dans le quartier historique de la Kasbah. Sur le mur, des portraits de figures juives marocaines ; des intellectuels, des pédagogues, des rabbins, des écrivains. Deux d’entre eux attirent mon attention. Le premier est Ami Bouganim, philosophe contemporain né à Essaouira. Riche en témoignages, en poésie et en anecdotes historiques, son essai Es-Saouira de Mogador est éminemment instructif. Le deuxième est Edmond Amran El Maleh que je tiens pour le Faulkner du Maroc après avoir lu son indéfinissable chef-d’œuvre Aïlen ou la nuit du récit. Deux œuvres qui ont suffi à changer mon regard sur cette ville infiniment riche et complexe, loin de se circonscrire au surf et au tourisme balnéaire. 

« Mogador est un atelier de l’art de vivre. Elle allie l’esprit à la sensation. Elle coule l’un dans l’autre. Elle provoque un déclic artistique chez chacun. Mogador est dans l’universel. » Mohamed Harrouz, peintre.

Alors l’on essaye d’imaginer ce à quoi pouvait bien ressembler Mogador il y a des siècles de cela. Sanctuaire maritime où cohabitaient les corsaires et les pirates. Mémorial tombé dans l’oubli de la traite des noirs dont témoigne encore à ce jour la présence des Gnaouas. Cité prospère où régnaient autrefois les marchands juifs du roi. Sans occulter la misère des autres juifs, cantonnés dans le ghetto du Mellah, comme se le remémore si justement Ami Bouganim sans jamais tomber dans le mélodrame ou le manichéisme. Il ne reste que peu de traces de cette présence juive dans la ville. Le cimetière juif est peu à peu enseveli par les vagues et les quelques synagogues qui tiennent ferme dans le mellah ne reprennent vie qu’à de rares occasions. Dans son récit Aïlen, Edmond Amran El Maleh raconte le déchirant exode des juifs souiris hors de leur terre natale. Cette fuite inattendue datant des années 70-80 a été durement vécue par certains habitants de la ville. C’était comme si le corps d’Essaouira se vidait soudainement de son sang. 

Culturellement, géographiquement, spirituellement, Essaouira est l’une de ces villes- mondes où il fait bon de mourir pour mieux renaître de ses cendres. Nombre de peintres, d’écrivains et de mystiques ont puisé en sa source – même si la création se joue parfois ailleurs. Sa résonnance est intérieure, intime et profonde. Sa médina est un poème, son histoire une incantation. L’un des poètes de la ville, Mobarak Erraki, dit d’Essaouira qu’elle « nourrit les mouettes, l’imaginaire et l’amour ». Selon Ami Bouganim, Antoine de Saint-Exupéry aurait vécu une idylle mogadorienne avec Françoise Giroud en 1937 sur le tournage de Courrier Sud. La légende dit même que Le Petit Prince serait né de cette passion fugace… Bien d’autres se sont laissé charmer par la ville, de Jane Birkin à Jimmy Hendrix. Essaouira continue de rayonner au travers de ses festivals de musique, mettant en lumière son essence multiculturelle et intemporelle.