Poème d’amour inouï, oui, mais d’un amour perdu indicible, comme s’il n’y avait que les amours perdues qui se chantent et Karine Tuil dans son Kaddish pour un amour[1], nous emporte avec elle d’orgasme en orgasme et peu importe qu’il s’agisse ici d’un orgasme des yeux, de la compréhension du cœur, de l’âme, du chant ou de l’éros. Comment a-t-elle fait sourdre dans ses 120 pages ce poème unique pour dire l’Amour perdu, pour dire l’Amant qui a rompu l’alliance, laissant derrière lui l’Amante éperdue, inconsolable, mais majestueuse dans sa douleur ? Il s’agit dans ce livre d’un kaddish à l’amour perdu, car au-delà d’une personne identifiable, il s’adresse à un être à la fois érotique et spirituel et pour lequel l’âme juive serait au cœur. Car, nous l’aurons compris, l’âme juive est au cœur de ce Kaddish – trop souvent vu comme la prière des morts, alors qu’à aucun moment aucun mot pour dire la mort n’y figure, dans aucune de ses versions, pas même dans le « Kaddish des orphelins ».
L’amant disparu, Karine Tuil le chante dans une langue totalement imprégnée, moulée dans et par les textes de la liturgie juive. Il est celui par qui l’amour fut révélé à l’amante, à la Promise, à travers les images du pur comme de l’impur, de la mort comme de la surrection de la mort, de la sublime union des corps et des âmes dans une danse envoûtante dans laquelle nous convie la poète. Dans la tradition du Shabbat, existe un chant sublime et lui aussi envoûtant quand les paroles se taisent, par la mélodie des onomatopées, Yédid néfesh, l’ami ou l’amant de l’âme. Pourquoi, en lisant ce Kaddish pour un amour, me vient-il à l’esprit un poème infiniment mystérieux de Paul Celan, Die Pole, Les Pôles ?
« Pour toi je te perds, c’est
Ma consolation de neige.
[…] Comme si nous pouvions, sans nous, être nous,
Je t’effeuillette, à jamais[2] […] »
Ouvrons les pages de Karine Tuil, qui nous habiterons longtemps après les avoir refermées :
« Béni sois-Tu
Toi qui m’as élue, entre toutes les femmes
Pour T’aimer
Toi qui m’as défaite
Par Tes mots.
Prends-moi
Rends-moi impure
Si je ne le suis pas
Qui le sera ? (p. 21) »
Poème d’un inexorable amour – ou amant – où le Cantique des cantiques est autant présent que par le Kaddish et certaines prières de Kippour, le grand Pardon, fête du jeûne et de l’expiation, toute tendue vers le Saint béni soit-Il, le Sans-Nom, l’Innommé. Karine Tuil, avec un souffle qui lui est venu d’ailleurs, du plus profond de son corps et de son âme, donc du plus haut, parle l’Éternel amant de son âme, sans que l’on sache s’il s’agit de son dialogue intérieur avec l’Innommé ou avec l’amant disparu – comme s’ils ne faisaient qu’Un. « Me voici », « Kadosh » – Saint –, « Exégèse », sont autant de titres palimpsestes dignes de Paul Celan. Ainsi, Karine Tuil écrit-elle :
« Nous n’enterrons plus les morts
Nous n’embrassons plus les vivants
Qui viendra nous consoler
Personne
Qui viendra nous toucher
Nous aimer
Personne (p. 48) »
N’est-elle pas hantée, Karine Tuil, par Niemandsrose, La Rose de Personne, le poème le plus connu de Paul Celan ? Tout au long de son Kaddish pour un amour, elle nous déclare son appartenance inchoative et éternelle au peuple juif autant qu’à l’homme qui l’a abandonnée. Ses mots ont la puissance de la lame de fond qui l’a dévastée, lorsqu’il a rompu sans raison l’amour ou pire – l’Alliance :
« Tu as rompu l’alliance
Tu T’es coupé de moi
Tu n’as pas cru que je T’aimais
[…] Tu doutais de moi comme de l’Éternel
Et je priais
Pour que Tu voies en moi
Ta révélation (P. 64) »
Ce poème place au rang de « révélation », l’abîme d’un amour perdu. Sans doute les poètes à avoir placé une rupture amoureuse au rang d’une rupture mystique, sont-ils infiniment rares. La poésie de Karine Tuil participe de la plus haute mystique, à travers la prière juive par excellence pour dire, sans-la-dire, la mort, substituée au contraire à la sanctification du Très-Haut.
« Je suis la présence
Toi, la disparition (p. 73) »
Toute cette déchirure de l’âme ressentie dans chaque mot de ce long thrène funèbre, prend une nouvelle dimension lorsque Karine Tuil situe le drame, ou la tragédie en cours, sur la terre d’Israël, entre Ein Gedi, désert de l’absence, un kibboutz du Néguev, la mer Morte… Puis il y a la métaphore du peuple. Celle qui dit Je, la femme trahie, incarne ici le peuple, « Ton peuple », celui ou Celle qu’il abandonna font tout Un (74). Le Néguev, le soleil de Judée, sont les lieux où l’amour fut trahi. Karine Tuil passe encore un cap, lorsqu’elle évoque tout à coup la « brisure des vases », thème des plus connus dans la mystique cabalistique. Image paradigmatique pour de nombreux artistes et penseurs contemporains juifs ou non-juifs, si l’on pense à Christian Boltanski, Anselm Kiefer, Gérard Garouste. Karine Tuil se situe dans cette haute tradition mystique de la fracture, de la disparition, du Tsimtsoum, du « retrait du divin », très proche de l’idée d’« irrévélation[3] », dont parla Levinas, le moment où le divin s’obscurcit, disparaît, « rompt l’alliance », « cesse de répondre », « refuse le recours[4] ».
« J’écris : la rétraction
Et la brisure des vases
La lumière n’entre plus
Car Tu T’es retiré
Et avec Toi l’amour
Voici l’exil
La neuvième plaie :
L’obscurité (p. 79-80) »
Karine Tuil écrit un peu plus loin :
« Tu disais : Tu es ma vie
C’est toi que j’aime
C’était l’amour
Que Tu aimais (p. 83) »
C’est le chant des funérailles de l’amour, qu’écrit ici dans une langue miraculeuse, la poète Karine Tuil, plus universelle et plus juive que jamais, au sens même où être juif dans son acception la plus métaphysique et non particulariste, est un mode de l’universel, l’un des plus paradigmatiques au monde, du fait même que le peuple juif fut celui de tous les peuples contre lequel la haine fut la plus constante depuis quelques trois mille ans.
« Qui consolera
Celui qui est en deuil de l’amour,
Personne (p. 87) »
Quel compositeur fera-t-il de ce Kaddish pour un amour, à la langue tout à la fois biblique, mystique, célanienne et qui est celle en plénitude de Karine Tuil, une partition à la hauteur de la puissance poétique, mystique, amoureuse, tragique de cette prière ? Comment rendre en musique le moment où Karine Tuil, au bord de l’asphyxie, écrit :
« Je suis la pierre
Posée sur la tombe
Souviens-Toi
Que je T’ai aimé (p. 100) »
Qui peut s’imaginer pierre tombale pour couvrir l’être aimé mort ou mort à son amour ? Ce long poème est une montée déchirante vers la « Liturgie » qui clôture le livre, en des poèmes térébrants, inspirés, habités, hantés par les prières de Kippour :
« Inscris-nous dans le livre des vivants
Inscris-nous dans le livre de l’Amour
Inscris-nous dans le livre du retour
Reviens-moi (p. 105). »
Karine Tuil, qui a lu ou qui lira, ou qui écrira jamais un Kaddish comme le Vôtre ? Au bord de l’abîme sans doute, mais surtout à la porte de la Résurrection, de la surrection de l’Amour, votre Kaddish nous est à jamais inamissible, car il est un chant à l’Amour – à l’Amour qui ne peut pas mourir, à l’Amour qui est aussi Rédemption – à l’Amour infrangible.
[1] Gallimard, 14 €.
[2] Enclos du temps, Zeit gehöft, trad. de l’allemand par Martine Breda, Clivages, 1985.
[3] Humanisme de l’autre homme, LGF, biblio essais, p.46.
[4] Cf. Michaël de Saint Cheron, Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994, LGF, biblio essais, 2010, p.151.