Si comme nous le raconte le Zohar – l’un des textes les plus importants de la Kabbale – les lettres ont créé le monde, elles peuvent aussi causer sa destruction. « Construire ou détruire, il faut choisir » nous expliquent Monique Atlan et Roger Pol-Droit dans leur nouvel essai, intitulé « Quand la parole détruit », qui paraît le 11 janvier 2023 aux éditions de l’Observatoire. Ils font le constat ambivalent d’un déferlement de paroles sans précédent dans l’histoire des hommes mais qui contraste avec le fait qu’ils vivent malgré tout tels des solitaires silencieux. Une parole qui tend à devenir de plus en plus anonyme, sans interlocuteur, décorporéisée et désymbolisée, à la fois éphémère, ineffaçable et indéfiniment duplicable. Avons-nous perdu le sens de la parole ? Sommes-nous toujours conscients de son pouvoir de vie ou de mort, de création ou de destruction ? Sommes-nous les spectateurs impassibles d’un monde qui tend à se déshumaniser ? Monique Atlan et Roger Pol-Droit tentent d’apporter des réponses à ces interrogations qui constituent ce qu’ils nommaient déjà une crise des limites dans leur précédent ouvrage. Ils orientent cette fois spécifiquement leur réflexion autour de la parole et rappellent que le vocable « crise » chez Hippocrate désigne la période évolutive de la maladie où tout se décide. Elle ne conduit pas inéluctablement au pire car il est possible d’y voir aussi une issue positive. C’est dans cette perspective que se fonde ce nouvel essai qui propose une analyse philosophique et historique du statut de la parole. 

Les auteurs commencent par définir certains mots afin de mieux saisir leur rôle décisif dans l’existence des hommes. Ils distinguent les notions de « langage » et de « parole ». Le langage comme la potentialité d’expression de l’humain et la parole, une manière de se tourner vers l’autre pour la concrétiser. Ils mènent aussi une réflexion sur la polysémie du langage comme source d’une créativité infinie – une forme de mise en mouvement des mots, une parole qui produit sans cesse de nouvelles réalités. Ce jeu de lettres est d’ailleurs central dans l’exégèse talmudique, où la parole même retranscrite reste dialogale, tournée vers autrui. Ets, par exemple, signifie, en hébreu, « arbre » mais aussi « conseil » ; davar signifie « parole » mais aussi « chose ». On peut y voir le reflet de l’unité corps-esprit à travers la matérialité d’une chose ou de l’arbre et la parole, le conseil, liés à l’esprit. Ce double sens correspond au concept d’amphibologie employé par Salomon Munk, le traducteur en français du Guide des égarés de Moïse Maïmonide. Ce dernier place la parole à un niveau supérieur de la pensée. Il est lui-même à l’origine d’une éthique de la parole dans son commentaire du Traité des Pères.Maïmonide évoque cinq types de parole : le discours commandé, le discours interdit, le discours réprouvé, le discours souhaitable et le discours permis. Ce rappel sur l’étendue du langage fait prendre conscience qu’une parole n’est jamais neutre. Elle peut être positive ou négative. Le Talmud Erakhin 15b va jusqu’à énoncer que « de même que la main tue, la langue tue » – cette citation est d’ailleurs mise en exergue de la seconde partie de l’ouvrage de Monique Atlan et de Roger Pol-Droit dans laquelle ils font un tour d’horizon de la perception d’une parole négative et le moyen de s’en prémunir dans de nombreuses traditions. 

Dans l’esprit du judaïsme, l’usage de la parole n’est pas simplement social, mais procède d’une approche cosmique, eschatologique. L’homme est appelé « être vivant » car il est un « être parlant », un « souffle parlant » selon le Targoum Onkelos, une traduction commentée en araméen de la Bible. La caractéristique du récit de la création dans le texte de la Genèse est celle d’un événement linguistique, celle d’un Dieu parlant. L’homme est invité à poursuivre l’acte créatif en contribuant par son action à réparer le monde ou à le détériorer. Du coté de la Grèce antique, la parole est d’abord politique, elle se confond avec le pouvoir. Le débat entre philosophie et rhétorique va d’ailleurs se poursuivre durant plusieurs siècles. Cette double face de la parole politique se poursuit jusqu’à nos jours. L’une s’inscrit dans des paroles multiples autour de la démocratie et la seconde s’incarne dans les absolutismes, les totalitarismes autour d’une parole unique fondée sur un savoir supposé absolu. Cette seconde face qui a été capable d’engendrer des tragédies humaines est une réalité tristement immuable mais qui change d’aspect au gré des époques. Cette part de l’inédit est au centre de la révolution technologique que constitue l’avènement du numérique. Monique Atlan et Roger Pol-Droit précisent qu’« internet n’a pas créé la parole toxique. Mais, l’interconnexion instantanée, permanente, à la fois générale et anonyme, fournit un champ sans équivalent à sa prolifération et à sa diffusion ». La puissance atteinte par la technique selon Hans Jonas est capable de détruire l’humanité si l’on n’y prend garde. Il confronte notre époque à sa responsabilité vitale à savoir qu’il est nécessaire de prendre au sérieux les paroles énoncées. Et, pourtant, nous expliquent Monique Atlan et Roger-Pol Droit, notre époque se présente comme celle d’une érosion, d’un effacement même de l’idée de responsabilité. « L’impression qui submerge tout, dans les marées numériques et dans l’écume des tweets est que règnent méchanceté, humeurs de l’heure, blagues bêtes, vulgarité et mépris. Pas seulement, certes. Mais, très largement. Avec une forme d’irresponsabilité permanente, affichée, qui imprègne le flot des messages. Comme si toute parole, parce qu’instantanée, destinée à disparaître aussitôt qu’émise, était sans incidence aucune. » Comment sommes-nous parvenus à une telle situation ? Comment expliquer cette surenchère de paroles ? La première réponse selon les auteurs réside dans la tentation de l’exposition de soi sans limites qui se fait malgré tout dans un jeu de cache-cache, souvent mal maîtrisé, entre ce qu’on est prêt à montrer de soi et ce que l’on désire masquer de sa vie et de son intimité. Cette transparence permanente est une manière de combler un manque à être qui est le reflet d’une forme d’incertitude sur la nature de sa présence dans le monde.  Une manière de faire du bruit pour combler ses béances, flouter ses angoisses, ou encore colmater ses interrogations sur sa propre existence au monde et sa capacité d’en être un acteur. C’est ainsi que se crée une ère du soupçon qui n’épargne personne, réduisant les échanges d’une certaine façon à répondre à la seule question : ami ou ennemi ? Comment pouvons-nous sortir de cette forme illusoire de débat qui s’instaure dans un anonymat complice sous la forme d’une délibération commune régie en toute irresponsabilité ? Monique Atlan et Roger Pol-Droit proposent une économie renouvelée de la parole à travers trois pistes qui ont comme point commun notre rapport à autrui. Ils nous incitent à ne jamais oublier que la responsabilité personnelle d’une parole n’a d’existence qu’envers les autres. Ils rappellent qu’un « être parlant » est, en fait par essence, un « être parlant aux autres », et oublier cette donnée, c’est s’exposer à la négation de soi tout en provoquant la disparition d’autrui. Ce nouvel ouvrage de Monique Atlan et Roger-Pol Droit est un brillant manifeste pour une éthique d’une parole soucieuse du monde et des autres. 


Quand la parole détruit, Monique Atlan et Roger-Pol Droit, éditions de l’Observatoire, 305 pages.

2 Commentaires

  1. N’oublions pas qu’aujourd’hui nous avons les « smileys », dont la majorité plutôt bénigne est très fréquemment utilisée. L’équivalent d’une « parole soucieuse du monde et des autres »? Je ne sais pas, mais je trouve que cela peut nous donner de l’espoir …

    Amicalement de la Suède,
    Maja

  2. Face à l’armée d’occupation d’un État islamique, serais-je disposé à prendre les armes pour la défense des intérêts fondamentaux de la nation ou aurais-je plutôt tendance à baguenauder avec les mêmes proxénètes qui parvinrent à convaincre le Messi païen du culte syncrétique d’un globe de plus en plus shootable, d’enfiler la nuisette de la P… du royaume des royaumes ?
    Il ne faut pas confondre, MONSeIgnEUR, la prière pour la République avec la volonté d’aider les Cavaleurs de l’Apocalypse à atteindre leurs obscènes objectifs par le biais d’une révolution douce.
    L’immense défi qu’aura à relever la République anislamique de France requerra une force intérieure que seule l’Invincible Union a le pouvoir d’établir.
    Une énergie de ce type ne se crée pas ex nihilo dans la mesure où le matériau à partir duquel se façonne et se meut son être primordial est une donnée aussi tangible qu’intangible.
    L’État s’est vu mis en demeure de dépasser l’acception godardienne du droit par lequel il s’était cru fondé à se refondre au point de toucher le fond.
    Non, il n’est pas de justice du peuple ni de juste démocratie qui ne se refusent corps et âme à octroyer un laps de temps de parole équivalent aux Juifs et à Hitler.
    Un parti quasi unique dont les apparatchiks ont désigné comme ennemi n° 1 le pluralisme politique, se réserve le droit de recourir à tous les moyens illégaux pour neutraliser de manière efficace l’opposition et ses représentants.
    Les populaces que le Parti antioccidental ambitionne de tenir par la Bourse de New York participent d’emblée de la restauration récurrente du désordre mondial.
    À l’inverse, la justesse morale et historique demeure principiellement du côté des garants du droit international et de l’ordre suprême qui en procède.
    Totaliterre & Associés gave un troupeau de gloutons croniens dont l’anneau de Tolkien agit à la manière d’un collier étrangleur.
    Montjoie Saint-Denis, que dieux et hommes trépassent si Zeus faiblit.