Je ne vais au cinéma que pour voir des films qui me remuent. 

J’aime quand l’image se plante dans mes tripes et dissémine sa sorte de toxine, son certain malaise. Mon cinéma à moi, c’est le voyeurisme – et il ne se joue pas qu’au MK2. L’interdit du spectacle – celui qui vous fait dire « Je ne devrais pas être là » – qui vous accroche, qui vous agrippe, qui vous rend poisseux, est mon plat favori. J’aime, autant, lorsque le spectacle, par réversibilité, par rebond, se joue ailleurs, se déplace depuis l’écran, jusqu’au milieu d’une salle, et de son silence religieux que des consignes précises, « éteignez vos portables etc. », entendent préserver. Miracle du scandale. Tout d’un coup, ça grimace, ça se tord, ça houspille. Et les bouches précédemment scellées se délient dans un espace que l’obscurité dévore. Éclatement de la communauté. S’ils étaient dix mille, ce serait l’émeute. Ils ne sont qu’une poignée, comme mes grains de popcorns. Un couple remue à gauche, se dispute à messes basses – l’un voudrait partir, l’autre rester, il temporise, négocie quelques instants, tente de raisonner sa moitié, lui veut voir jusqu’au bout, « Salaud ! ». Quelques rangs au-dessus, un peu cachées, de vieilles gens soufflent – se font entendre –, elles ne comprennent pas cette semi-foule zombifiée, apparemment impassible, qui demeure bouche close et yeux ouverts, qui est trop tranquille. « Mais c’est obscène ! C’est dégueulasse ! ». Leur agitation en réveille d’autres, qui se greffent et métastasent. Voici que les portes battantes, conçues à la manière d’un sas pour faciliter le passage, et rendues visibles par un panneau vert lumineux, souvent gênant, s’activent en rythme. Le lieu se vide, la salle dégueule dans l’autre sens ce qu’elle a ingurgité quelque quart d’heure avant. À ce moment précis, que faire ? Le spectacle devient scissipare. Il me faudrait une oreille amovible pour écouter, dehors, en pleine lumière ou dans cette autre nuit, hommes, femmes et quasi-enfants se répandre de colère et d’indignation avant de repartir solitairement, conjugalement, familialement, de trimbaler leur peau molle jusqu’à un espace plus propice à la protection de leur morale. « On n’a pas idée de faire des choses comme ça. » « Il faut être malade ! ». « Maudit cinéma de dégénérés ! ». J’adore. Je les observe, j’écoute les pas de ces crabes effrayés qui se déplacent en oblique, en diagonale, certains plus polis, plus gênés que d’autres, tous s’arrachant des fentes d’un rocher – leur fauteuil – pour fuir. 

Leur révulsion est réjouissante. 

Elle se produit parfois – trop rarement à mon goût. 

Elle m’étonne : reste encore des choses à ne pas regarder. Au cinéma, sexe et violence suivent une même pente, une même courbure, un même malaise. Quand l’image n’est plus qu’un simple instantané, une sorte d’épiphénomène, une condensation d’orgasme, une approximation du sang, un stimuli, quand elle n’est plus elliptique mais hélicoïdale, elle devient redoutable. Magie du cinéma : à force de percer, le spectacle parvient à nous projeter sur l’écran. Et alors ce n’est plus le film que l’on rejette, mais soi-même. 

Je suis donc allé voir Bones and all (2022), adaptation du roman de Camille DeAngelis, par le cinéaste italien Luca Guadagnino, attiré à la fois par son histoire de jeune couple cannibale, fusant sur les routes américaines, et son interdiction aux moins de seize ans (chose rare en France). C’est un argument publicitaire suffisant pour moi – on a les défauts que l’on mérite. Et, sur le papier, réunir l’éphèbe super star Timothée Chalamet, quelques années après le romantique et remarqué Call me by your name (2017), ainsi que Taylor Russell, non moins remarquable dans Waves (Trey Edward Shults, 2019), constitue une proposition assez séduisante. Nous manquons, me dis-je, de duos iconiques, qui auraient la fraîcheur de notre moderne époque, un peu queerisants, un peu-mélange-des-genrisants, capables de détruire les sacro-saintes représentations de l’homo virilis et de sa jeune éprise, fougueuse mais conne. Moi-même, hétéronormatisé, j’en ai marre de tout ça ! Marre du figisme et de l’immobilisme de nos représentations. Je veux m’étonner d’autres choses ! Fantasmer d’autres corps ! Des plus incertains ! Des moins dichotomiques ! Et puis d’autres pratiques ! Et puis d’autres façons de faire ! Que l’on raconte à mon œil de nouvelles histoires. Voyeur néophile. 

Franchement, quoi de mieux qu’un road-trip cannibale, où une jeunesse en marge cherche son identité, le tout sur fond d’anti-Call me by your name  ou d’hyper-Call me –, une exploration plus avant de l’interdit amoureux ? La fameuse pêche italienne remplacée par un morceau de plexus, de cuisse ou de thorax. Voilà de quoi rameuter des jeunes gens pleins de bonne volonté, dans un temps où chacun fait attention à ce qu’il dit (je peine à croire que les années 2000, c’était il y a seulement vingt ans – j’avais quatre ans, j’aurais dû en profiter !), écrit ou montre, et leur proposer une réflexion joyeuse sur la nature du désir – aussi polymorphe soit-il (ce qu’il est par définition). 

« Un baiser est le début du cannibalisme » écrit Georges Bataille. 

Avant Guadagnino, de nombreux cinéastes s’y sont frottés. Parfois efficacement – Trouble Every Day (Claire Denis, 2001) –, parfois moins – Grave (Julia Durcornau, 2016). C’est que le cannibalisme s’accoquine mal avec la pudeur. À quoi bon ? Nous sommes déjà tous cannibales par métaphore et, symboliquement, par sublimation. J’avale mes peaux mortes. Je lèche mon sang. Je mords un cou. Je bouffe des lèvres. Etc. La plupart de ces films flirtent avec leur sujet, font attention à ne pas aller trop loin, à surtout ne pas heurter les limites de la montrabilité. Ce n’est pas grave d’être pudibond, mais peut-être valait-il mieux ne pas s’attaquer à ce thème ? Parler des bourgeois et de leurs problèmes de famille dans une grande maison du sud de la France. On a le droit, aussi. Si l’on demande mon avis, je suis de l’école « il faut tout montrer ». Sinon, c’est raté. Je veux de la matière et de la chair. Le cinéma, ce n’est pas l’implicite – ça, c’est la littérature. Je hais l’époque du code Hays – et vous emmerde. Tout montrer, tout dire, tout représenter. Hélas, ce n’est pas le cas de Guadagnino.  

Que ce soit dit, Bones and all n’est ni un grand film, ni un bon film. Ce qui ne lui empêche pas d’être parfois brillant. 

Je note d’abord que, contrairement à ce qu’il pouvait laisser croire, ce film ne traite pas de l’amour, encore moins du désir. C’est assez bien joué. Sur ce duo d’amants troisième, quatrième, cinquième sexe, mes espérances sont rincées. Lee et Maren sont moins langoureux que tendres, moins lascifs que fraternels, moins excitants que touchants, imparfaits complices dans leur trajectoire hors société. Davantage qu’un couple, ils forment un duo que les circonstances, notamment l’exclusion familiale, autant que leur attrait pour la chair, rassemblent. Uniquement les circonstances. Mais alors pourquoi cette absence de sexe ? Pourquoi ce cannibalisme désérotisé ? Peut-être que mon époque, parfaitement pornographique, obsessionnellement sexualisée, globalement saturée de désir et de jouissance, trouve son autre extrémité dans le refus stoïque, dans la tentation asexuelle. Peut-être, et plus surement, qu’à force de nous gaver de sexe, on en devient indifférent. Pourquoi pas. Mais, dans ce cas précis, il me semble que si le sexe caché, absent, au sein de cette indéfinissable communauté que constituent les deux cannibales, c’est parce que leur accommodement sert d’étouffoir à une autre vérité sexuelle, plus fondamentale, qui aurait été détournée et comme piratée : l’homosexualité. Bones and allparle de ce qu’il ne raconte pas – ce qui tout juste transparaît. Car seules deux séquences répondent à cette association classico-psychanalytique du cannibalisme et de la sensualité. Au départ, lorsque Maren lèche le doigt d’une de ses camarades, tandis qu’elles sont toutes deux « cachées » sous une table basse en verre, avant de le dévorer – livrant leurs « préliminaires » au regard, et à l’horreur, de quelques copines. Plus tard, lorsque Lee attire, au milieu d’un champ de maïs, un jeune homme plutôt bien fait, rencontré dans une fête foraine ; Lee, qui se croit caché, est observé par Maren, au milieu des tiges vertes et des épis, en train de masturber sa victime sous le clair de lune, avant de lui trancher la gorge. Double interruption des préliminaires. Double masque donc, masque sur la non-sexualité d’un faux couple, et masque sur la vraie sexualité d’une sexualité qui ne se vit que « cachée », que dans les interstices, que dans la marge, que dans les anfractuosités du réel, comme s’il s’agissait d’une sexualité animale, là encore, interdite. Un autre et ultime tabou. Lee et Maren s’aiment par défaut, profitant de l’amour qu’on leur offre (le seul qui soit disponible, pensé, accepté) comme d’un plat réchauffé – dont on peut se satisfaire des quelques saveurs. Je crois que leur amour est un gigot. 

Traitement original. La véritable thématique de Bones and all, ce n’est donc ni le sexe, ni le cannibalisme. C’est la toxicomanie et les marges. C’est, aussi, l’érosion de l’identité par absence de reconnaissance et la sempiternelle recherche d’une vie normale. Remplacez la chair humaine par de la kétamine, par du crack, par de l’héroïne, et vous aurez – à peu près – la même situation. Chez ces cannibales, même recherche des sensations du premier « shoot », de cette première ivresse, celle qui vous prend des doigts de pieds jusqu’à la pointe des cheveux, et vous renverse dans une extase toujours trop courte. Même recherche inlassable, perpétuelle, continuelle, immarcescible, de la bonne chair, de cette chair qui permettra la reviviscence de l’innocence corrompue et du temps de ce premier frisson. « Bones and all » : dévorer de la chair jusqu’aux os pour un trip démentiel. Tel est le conseil de Jake, redneck cannibale, ventru, installé au coin du feu, et qui, malgré son regard vitreux, saisit plutôt bien la personnalité de ses deux jeunes comparses, tout juste rencontrés, dont il pressent le naufrage à venir. Lee et Maren, tout comme les autres cannibales, ne mangent pas par tentation, ni par séduction, nulle érotisation de la chair, aucun transfert du hau dans leur anthropophagie frénétique, ce n’est qu’un besoin, ce n’est qu’une besogne, accomplie avec le même plaisir qu’une dix-neuvième masturbation dans la journée. Ce n’est qu’une chasse : la chasse au shoot, ainsi que le cocaïnomane quarantenaire abat ses traces avec désespoir et culpabilité. Car c’est bien de cette spirale que se nourrit l’addiction : la honte. Je pense à la honte de l’alcoolique, à la honte de ma grand-mère qui se réveille le matin et doit faire face à son bol de rosé frais, tout juste sorti du frigidaire. Et qui chaque matin, chaque midi, chaque soir, répète le même geste. Je pense à ma honte aussi. La honte de l’addict qui s’assomme dans l’addiction, qui se meurt dans sa propre addiction, qui se vomit en renforçant son addiction, qui se hait tellement qu’il voudrait se haïr encore plus, se détruire davantage, la honte de l’addict qui s’enroule dans l’anéantissement de son propre espace-temps, et ne souhaite plus que du vide. 

Lee, comme Maren, s’interrogent sur les conséquences de leur alimentation impérative – et parallèle. Ils se lavent les mains, nettoient le sang, les croutes, les restes de peau ou de viscères, comme s’il en allait du souvenir des crimes. S’imaginer à leur place devient vertigineux. Je tressaille à l’idée de plonger mes mains dans une béance rougeâtre, dans la viscosité intérieure, dans un ventre ouvert, au milieu des tripes et des organes. Observer et sentir le sang couler contre ma peau blanche et la colorer, ne plus pouvoir rien y faire, étouffer dans la panique du corps qui meurt, et de celui qui agit, dans l’angoisse partagée de la scène, ou bien rester calme et méthodique, saisir quelque chose dans ce milieu, attraper un morceau d’homme et le plonger dans ma bouche. Mâcher, manger. L’addiction vous rend prêt à tout. Pour l’addict, c’est toujours une question de fuite en avant. Le deuxième verre, le deuxième shoot, passé l’espoir d’un éternel recommencement, fait oublier celui qui le précède. Chez Lee et Maren, on retrouve les mêmes affrontements moraux. Les mêmes réflexions sur leur propre humanité. Le même dégoût. C’est que l’on perçoit toujours l’addiction comme une faiblesse du libre-arbitre – ce qui permet d’ailleurs de la traiter en termes sécuritaires, davantage que sanitaires. Sex addict. Alcoolique. Cannibale. Est accro celui qui ne sait pas réguler ses humeurs, alors qu’il existe des patchs ! et des méthodes ! et des thérapies ! et même des vitamines ! alors qu’il existe notre bonne vieille, bien humaine, quoiqu’un peu grand-mère, volonté. 

Cette condamnation pousse les toxicomanes vers la marge. 

Car sous des apparences de road trip romantique, les personnages de Bones and all s’enfoncent dans un nomadisme circulaire, diffracté, sans destination véritable, parce qu’il n’existe tout simplement aucun lieu pour eux. Juste la marge. Juste la périphérie. L’interstice. À savoir, toutes ces villes du grand centre et du grand nord américains que les populations bien portantes ont désertées. Toutes ces villes déchirées, éclatées, shrinkisées. Toutes ces villes que la désindustrialisation, puis la pauvreté, continuent de disloquer, et qui n’ont plus pour seuls paysages que des friches et des fast foods. Seuls espaces promis à ceux qui rêvent d’une vie normale. Qui ne font que la rêver. Pour Lee et Maren, il ne s’agit plus de conquérir la liberté via les mouvements rotatifs de leur véhicule, lancé sur une autoroute qui ne finira jamais. Du camping au terrain vague, d’un bord de rivière à l’appartement d’une victime, aucune mer, aucun Grand Ouest, aucun or. Dans Bones and all, les freeways ne sont pas des lignes tendues vers le bonheur, ce sont des couloirs que l’on arpente pour oublier de mourir. À chaque passage dans un nouvel État, dans chacune des villes qu’ils visitent, les nomades cannibales rêvent pourtant, comme s’ils sortaient d’une lessiveuse, de s’installer bourgeoisement, de faire foyer. Absurde quête d’une normalité. Miasme du rêve américain. Tout se joue dans le discours. L’installation, l’appropriation. Pavillon, jardin, barbecue. Ils finissent même par y croire : un regard par la fenêtre, cette fois non pas du côté de la rue, mais depuis le salon – depuis l’intérieur. Et si c’était possible, maintenant que nous y sommes ? Et s’il y avait une vie pour nous ? Comme les autres. Mais les nomades sont trop hétérogènes. Leur appétit toujours, par l’intermédiaire d’autres marginaux, d’autres rencontres, revient à la charge. D’ailleurs, la génitrice de Maren le sait bien, elle qui a fait le choix de se dévorer les mains et qui a promis d’abattre sa fille pour lui éviter, justement, l’hypothèse – et le désespoir – d’une vie normale. Les cannibales naissent cannibales. Et le cannibalisme se transmet héréditairement. C’est une maladie natale – symboliquement, une différence fatale. Tout comme, aux yeux de certains, le sida, la séropositivité. 

L’installation ne prend pas, ne prendra pas. Il n’y aura ni guérison ni rémission. Ce qui condamne la sédentarisation de Lee et Maren à s’expandre, à proliférer, à se déplacer toujours plus tard, toujours plus loin, sur la carte. Guadagnino filme l’espace comme une bouche filtrante. Un espace qui est saturé de normes, qu’il conserve et reproduit telle une matrice folle. Par prophylaxie, ce même espace s’entrouvre, découpe un itinéraire possible en fonction des identités qui le traversent. Un espace qui pousse à la fuite. C’est d’ailleurs un phénomène assez connu, assez étudié – pas très original –, pour le foucauldien-deleuzien que je suis. On pourrait aller plus loin. Ce qui m’étonne davantage, c’est la façon dont la configuration stratégique de l’espace favorise certaines addictions au détriment des autres – quoique la tolérance se resserre chaque année. L’hygiénisme nous gagne, et il n’est pas que sanitaire. Je pense aux « espaces fumeurs », qui, vus de dehors, ne sont pas des espaces de dernière liberté publique, mais bien des espaces de cantonnement – à la manière des cages en verre au zoo. Fumer tue : venez observer ces êtres déjà-morts, ces déjà-impuissants, ces déjà-stériles, ces déjà-cancéreux des poumons, de la gorge ou de la bouche. Regardez-les s’entêter et mourir. Ce qui m’étonne aussi, c’est la façon dont cet espace procède par enfouissement. Car la marge enferme au-dehors, mais ne supprime rien, n’annihile pas. Comme s’il fallait au normal surtout préserver les apparences, tout en ménageant des moyens d’assouvissements contrôlés, etc. – un peu comme la décharge en périphérie préserve la ville de sa saleté. Plages nudistes tenues à l’écart des mieux habillés par des drapeaux orange, sans mélange possible, sans compromission, sans contamination, où les dénudés ont l’autorisation de promener toute leur diversité de corps – velus, adipeux, malingres – à condition de ne pas être vus, ni trop entendus, etc. Clubs échangistes qui, dans les villes, en périphérie des villes, comme les décharges, offrent les moyens d’une dépense, pas toujours totale, parfois satisfaisante, et où l’on peut plier et déplier son corps dans des backrooms, dans des caves, dans des saunas, dans des jacuzzis, etc., s’aimer au pluriel avant de rentrer chez soi prendre une tisane. La marge, quand elle n’est pas permanente, demeure le dernier espace des crépitements, des foisonnements et des embrasements. C’est l’underground pour derniers cieux. 

D’évidence, la fuite de Lee et Maren est aussi celle d’une jeunesse différente. 

C’est un classique, mais toujours efficace. Deux orphelins, qui n’ont point de père à tuer, deux déracinés, qui n’ont point de dieu à maudire, ni même de guerre à craindre – l’ennemi est trop intérieur. Aucune dimension politique, aucun trumpisme sous-jacent dans le film. Pour ces jeunes, comme pour d’autres, la politique s’écoule telle l’eau d’une cascade, en rideau autonome. Ils n’appartiennent à rien, ne sont touchés que par ce qu’ils vivent immédiatement, ce sont des scories. Sans être nihiliste, même s’il tend à le devenir, leur désappareillage est consommé. C’est à ce point vrai que les rares instants où le duo ralentit enfin sa course se déroulent dans le désert. Là, dans le silence, dans la tranquillité, dans le vide, loin des regards, des tentations, loin du normal, au milieu de ces espaces nus, figés, vidés, lavés, dans lesquels roches et cactus prolifèrent, dans ces espaces qui semblent appartenir à une autre planète, à une sorte d’ancienne Mars, et dans lesquelles l’atmosphère surréelle se colorise de teintes rouges et bleues quand la nuit vient. Là, loin des hommes, la contemplation devient possible et, avec elle, la rêverie. C’est l’entrée dans le domaine du sublime. Ces paysages ouvrent à autre chose qu’à soi. Il faut voir Lee et Maren, enserrés, les yeux avalés par le ciel et sa kyrielle d’astres vivants qui, par scintillements, ouvrent les bras.

La marge pose la question de l’identité. Et donc, de la reconnaissance. Aussi radicale soit-elle. Aussi anti-sociale puisse-t-elle être dans le cas d’une cannibalomanie. Le bonheur ce n’est pas la liberté, nous dit Guadagnino, ou plutôt, ce n’est pas une liberté de pucerons qui se déploierait par sauts, à vide, sur l’extension des routes et de leur domaine. Non, le bonheur, c’est le foyer. Le bonheur, c’est la reconnaissance. Une sorte d’être-là domestique. Non pas la famille, non pas papa-maman, grand-maman, grand-papa, gardons cela pour les cimetières, mais un lieu – un lieu à soi. Un lieu sans honte. Une sorte de refuge contre les mortifications, contre l’amertume, contre l’incertitude et l’humiliation identitaire. Trouver sa case. Rentrer dans sa case ! Voilà ce qui obsède une bonne partie de notre jeunesse, et peut-être encore plus actuellement. Trouver sa place au milieu du monde unidimensionnel, de ses débris, de ses flux et reflux. Bon sang, avoir sa carte de membre au club des normaux, des bien coiffés en costume, des mieux satinés, des biens souriants, des gens qui ont une écharpe, un parapluie, ou des escarpins, des gens qui sont équipés pour vivre – et qui sont parfumés, et qui sentent bon. Ou alors, faire reconnaître sa différence – par obsession de la singularité, par obsession différenciante – pour ne plus se cacher, pour ne plus avoir rien à vaincre en soi, pour ne plus être en puissance, être à demi, vivre en dégradé. Être tout simplement, tout pleinement. 

C’est aussi un défi lancé à la face des humbles spectateurs venus voir Bones and all. Tout compte fait, un intelligent jeu de miroir : quand Lee et Maren observent, le sang au bord des lèvres, depuis la rue, depuis le dehors, une quelconque agitation dans une quelconque maison, c’est moi – nous – qu’ils observent. Moi, spectateur, qui les regarde depuis déjà une heure. Et je crois qu’ils me rêvent, comme je les rêve, et nous rêvons ensemble d’une fausse normalité, inaccessible, d’une hypothétique reconnaissance, et nos identités se diluent : nous sommes au fond de la même espèce – nous cherchons notre place. Cela ne dure qu’un instant. Mais c’est un bon moment.

Rien n’attend Lee et Maren – ni foyer, ni communauté. 

On le devine, on le comprend. L’essentiel se déroule hors caméra. 

Entre eux et moi. Entre eux et le monde. 

Cet essentiel, c’est la fuite – la fuite et l’espérance.