J’ai connu Francis Dorléans il y a quatre ou cinq ans – peut-être plus, je ne m’en souviens pas exactement – en vacances au Maroc chez des amis. 

J’entendais parler de lui depuis longtemps, depuis très longtemps, depuis près d’un demi-siècle – c’est-à-dire depuis l’époque, à la fin des années 70, où son nom apparaissait de loin en loin dans la chronique mondaine qu’Alain Pacadis tenait dans Libération – chronique chaotique et hallucinée, mais d’autant plus mondaine. 

Autrement dit l’époque du Palace.

Francis travaillait-il déjà pour Vogue dans ces années-là ? Je ne sais pas. Malheureusement pour moi, le magazine ne publie pas en ligne les articles de ses collaborateurs. 

Francis me disait qu’il écrivait beaucoup dans Vogue. Il y écrivait tellement que son statut de pigiste (tenu légalement à un certain quota dans la rédaction d’un numéro) l’obligeait souvent à prendre un autre nom que le sien. Si j’ai bien compris, il n’a jamais pu se faire engager à Voguecomme journaliste à part entière durant toutes les années où il y travailla, peut-être vingt ans, peut-être plus, alors qu’il se chargeait parfois de la rédaction de presque tout un numéro sous un nom ou sous un autre.

Pour autant il ne conservait pas un mauvais souvenir de Vogue. En tout cas, il n’en disait pas de mal. D’une manière générale, Francis ne se caractérisait pas par sa méchanceté. 

C’est ce qui le distinguait d’un autre de nos amis – François Baudot – qui, comme lui, a fini par se suicider.

Comment ne pas songer à François, en évoquant aujourd’hui Francis ?

Du même âge l’un et l’autre, ils avaient connu les mêmes personnes, ils s’étaient introduits dans le même milieu, ils avaient suivi la même trajectoire, et ils se sont donné le même destin.

François se faisait remarquer par des propos éblouissants, quitte à devenir méchant, mais pour la bonne cause, puisqu’il s’agissait pour lui d’exercer son art de la conversation.

Hélas, comme les Mémoires de François (sous le titre L’Art d’être pauvre, titre qu’il empruntait d’ailleurs ironiquement à un autre que lui), comme ses Mémoires m’ont déçu ! Pourquoi ne parvenait-il pas à écrire comme il parlait ?

Pourquoi ? Qui sait ? 

Eh bien, Francis, dans ce domaine, c’était l’inverse de François. Encore que lui, non plus, n’écrivait pas comme il parlait. Non. Francis écrivait beaucoup mieux qu’il ne parlait.

* * *

Il n’a publié qu’un seul livre de son vivant, Snob Society, autrement dit Café Society, c’est-à-dire la société des beautiful people apparus à l’époque où Proust écrivait son roman, une société mais tout autant la visée mythique de l’industrie du luxe et de la presse qui s’y associe. 

Francis livrait au public un objet littéraire inidentifiable, une œuvre de près de 500 pages, qui ne pouvait plus être un article pour Vogue, mais qui n’était pas non plus un roman, ni un essai sur le snobisme.

C’était une œuvre d’art, à sa manière, où il faisait entendre la voix d’un écrivain, et pas celle d’un journaliste de mode ; une voix puissante, sans affèterie ni courtisanerie. 

Francis ne s’attendait pas à ça, lui qui considérait le snobisme comme une chose tout à la fois ridicule et charmante. Il s’étonnait d’émettre une telle voix, appliquée à un tel sujet.

* * *

« Elle avait eu trois maris, des amants, mais rien de semblable ne lui était arrivé : elle aimait vraiment Jimmy. Sans comprendre pourquoi elle l’aimait. Sans en attendre rien. Elle n’avait pas spécialement envie de coucher avec lui et en même temps la frustration de ne pas le faire s’insinuait dans son cerveau », écrivait Francis. 

Il ajoutait : « Avec Jimmy, elle pouvait se laisser aller. » Il s’agissait de la duchesse de Windsor. « Lequel des deux prit l’initiative de ne parler du duc qu’au féminin ? “Cette vieille ducaille”, ironisait Jimmy[1]. »

En littérature, Francis aimait flirter avec une certaine grossièreté, comme le faisait Proust (le véritable Proust, et pas l’être imaginaire que l’on a prousticisé). Francis le comprenait mieux que personne, veillant autant que possible à ne pas produire de prousticismes.

Mes livres, mes théories, mes hypothèses l’amusaient. C’était l’un de mes meilleurs lecteurs. Il me lisait en un rien de temps. Et nous nous faisions un plaisir de nous voir pour en parler.

Depuis qu’il avait quitté Vogue – c’est-à-dire depuis une quinzaine d’années, j’imagine –, Francis tenait un commerce d’antiquités, tout au bout du boulevard Saint-Germain, près de l’île Saint-Louis, un commerce spécialisé dans le style Café Society, cela allait de soi.

Francis exerçait un métier associé traditionnellement aux homosexuels, pas moins qu’aux juifs – une particularité qui ne lui échappait évidemment pas. Il était curieux de mes thèses sur la judéité de Proust. Il reconnaissait généralement leur justesse. En revanche, l’idée que Proust ait pu être impuissant sexuellement, comme je tâchais de le démontrer, cette idée le révoltait.

Pour autant, il ne contestait pas que l’impuissance (y compris sexuelle), confondue justement avec le « temps perdu », se trouve au cœur du roman proustien.

* * *

Francis s’était résolu à écrire un véritable roman, précisément comme pour conjurer le « temps perdu ».

Imaginez que des terroristes s’en prennent à un défilé de haute couture donné dans un palace parisien, de la même manière qu’au Bataclan il y a quelques années, eh bien, vous imaginerez le roman de Francis[2]

A-t-il eu le temps de le terminer ?

Il souffrait d’un cancer. Il me l’a appris légèrement, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance. Je venais de lui apprendre que j’avais moi-même des ennuis de santé, tout aussi légèrement. Nous nous retrouvions sur le même terrain. Ce qui explique probablement cette confidence.

* * *

Francis remarquait : « On pourrait penser, avec Simone de Beauvoir, qu’on ne naît pas snob, mais qu’on le devient. Pourtant, sans une prédestination particulière, je ne m’explique pas cette attirance pour un milieu assez éloigné de mon quotidien. »

« Que mes amis me pardonnent, mais j’ai davantage fréquenté la mauvaise société que la bonne. Davantage fréquenté les boîtes de nuit que les soirées mondaines. Les terrasses de café que les salons littéraires. »

« Je n’en conservais pas moins la nostalgie d’une société qui n’a peut-être jamais existé que dans mon imagination, en fantasmant comme un attardé sur les mondanités de l’entre-deux-guerres ou la haute couture triomphante des années 50. Convertir cette nostalgie en une sorte de feuilleton sans en altérer le charme m’a demandé plus d’effort et d’obstination que j’imaginais. »


1. Francis Dorléans, Snob Society, Flammarion, p. 284-285.

2. Francis Dorléans, Snob Society, Flammarion, p. 9. Dans la version que j’ai lue, le roman s’appelait La Tirelire, du nom d’une boîte de nuit imaginaire.