L’homme d’Odessa n’avait enlevé ni son manteau ni sa casquette, il portait son sac en bandoulière et dedans un parapluie, les mains dans les poches. Il se tenait à côté d’un piano encore embarrassé d’un tissu pourpre et épais qui le protégeait ainsi de la poussière. Nous pouvions entendre un son lourd, répétitif et sourd, un bruit de fond permanent de marteaux et de chalumeaux venant des échafaudages à l’étage du dessous. La longue galerie où nous nous trouvions était plongée dans une pénombre involontaire. Cela importait peu au vieux et malicieux pianiste qui jouait debout. À ce moment précis, il se moquait bien de tout le reste. Lui aussi avait gardé sur le dos sa longue gabardine noire. Il était impatient, insatiable même. Une soif de bémols et de dièses, une urgence musicale !

Je me tenais à l’opposé du piano avec sur l’épaule une caméra dont je ne maitrisais pas le fonctionnement. Le son était hésitant. L’image sous-exposée, brouillée, et lointaine – à l’écran comme dans le temps – demeure jusqu’à ce jour celle d’un instant, bref et joyeux, la folle promesse d’un port Ukrainien de la mer Noire, une ville de poètes et de musiciens, Odessa, tout à coup libre du joug soviétique. 

Âgé alors de 85 ans, Shura Cherkassky, surnommé le dernier des pianistes romantiques, laissait ses doigts minuscules, épais et poilus ressusciter sur le clavier les mélodies de Chopin et de Scriabine qu’il avait interprétées lors de son premier récital à Odessa. Il avait alors 9 ou peut-être 11 ans. Sa mère Lydia avait décelé tôt l’oreille musicale et prodigieuse de son enfant. Elle-même pianiste, elle aurait joué devant Tchaïkovski à Saint-Pétersbourg. 

Son fils joue lui pour cet Ukrainien – l’homme était-il un maître d’œuvres, un ouvrier ou un gardien ? C’est lui qui venait de nous conduire dans cette galerie d’une salle de concert d’Odessa. « Il y a un piano là-haut », avait dit-il dit au maestro, un piano de fortune mais qui faisait parfaitement l’affaire.

– Qu’est-ce que vous aimeriez entendre ? lui demande Cherkassky.
– La Toccata, lui répond l’Ukrainien, sans la moindre hésitation.

Cherkassky, son impresario Christa Phelps, un journaliste de la BBC Radio, mes parents et moi-même étions arrivés deux jours plus tôt dans cette cité balnéaire Ukrainienne. Nous sommes en mai 1995. Cherkassky ne sait pas encore que la maladie l’emportera brusquement avant la fin de l’année.

Quatre ans plus tôt, la dissolution de l’URSS avait permis à l’Ukraine de retrouver son indépendance. Les abords des pistes de l’aéroport étaient jonchés de carcasses et de ruines d’avions, d’hélicoptères et de chars, tous vestiges de l’ère soviétique. Il ne coulait dans les salles de bain de notre hôtel qu’un mince filet d’eau très froide, mais le Londonskaya était le plus beau de la ville, le seul qui pouvait accueillir des clients étrangers. Odessa était d’évidence pauvre mais son héritage culturel était immense. Il suffisait d’admirer son architecture, les parois colorées des immeubles et les avenues spacieuses. Dans les restaurants et les rues, la musique était omniprésente. Il me semblait que chaque citoyen d’Odessa était au fond aussi un musicien.

Je me demande aujourd’hui ce qu’ils sont devenus, toutes celles et ceux que j’ai croisés trop vite, maladroitement, dans le viseur de la caméra que l’on m’avait prêtée. 

Que sont devenus ces musiciens de la Philharmonie d’Odessa qui entament en l’honneur de Cherkassky sous la baguette de leur chef d’orchestre américain Hobart Earle, l’ouverture de Carmen ?

Le 1er mars 2022, presque 27 ans après ce concert privé, alors que l’armée de Poutine poursuit son œuvre d’invasion et de destruction, Hobart Earle a posté sur internet une photo de l’opéra au style viennois d’Odessa, protégé par de fragiles barricades anti-char et des sacs de sables, en ajoutant, « c’est 2022, pas 1941 !!! ». 

Odessa, gouvernée un temps par le Duc de Richelieu (Rishelievska) qui deviendra plus tard le Premier ministre de Louis XVIII est aussi la ville du poète Pouchkine, de l’écrivain Isaac Babel, du violoniste David Oistrakh, du pianiste Sviatoslav Richter, c’est la ville du cuirassé Potemkine et des fameux escaliers éponymes. « Pitié pour ce chef d’œuvre universel. Pitié pour le peuple d’Odessa », supplie l’intellectuel français Bernard-Henri Lévy.

Lors de ce dernier voyage dans sa ville natale, Cherkassky retrouva particulièrement ému l’appartement de son enfance. « Mon père était dentiste, et sa salle d’attente était là », dit-il en pointant deux fenêtres. Quelques instants plus tard, il nous guida à l’intérieur vers le balcon d’hiver et se poste devant une vitre. « C’était pendant l’été », nous dit-il. « Il y avait un combat entre bolcheviks et mencheviks, et soudainement un coup de feu – boum – et j’ai failli être tué ».

Le danger était trop grand. Peu de temps après le premier récital de l’enfant prodige, Shura et ses parents quittent Odessa et posent leurs valises à Baltimore aux États-Unis en 1922. Rachmaninov veut parfaire l’enseignement musical de Shura, en faire un Rachmaninovien doué de sa technique, mais pose comme condition la suspension immédiate de toute performance en public. Refus des parents, les concerts étaient devenus une source de revenus pour cette famille refugiée outre-Atlantique. Cherkassky entre alors au Curtis Institute de Philadelphie, élève de Joseph Hoffman, lui-même pupille du compositeur et pianiste Anton Rubinstein qui était né non loin d’Odessa. Cela ne s’invente pas. 

Des décennies plus tard, le voilà donc, le vieux Cherkassky, célébré de Londres à Chicago, de Moscou à Tokyo, de la Salle Gaveau au Carnegie Hall, en train d’entrainer ma mère dans un pas de danse joyeux et impromptu sur les trottoirs d’Odessa, à l’affut d’une rencontre avec un musicien ou d’une dégustation d’un plat Ukrainien – Shura était gourmand. 

Le voilà encore en train d’applaudir Ludmila Ginzburg interprétant sans crainte et pour lui une paraphrase au piano de La Chauve-Souris de Johann Strauss. Il y avait dans ce petit groupe assistant à cet échange privilégié et musical un homme dont le rire laissait apparaître une dent en or. Où est-il à présent ? Qu’est devenu cet homme ? S’il est toujours vivant, a-t-il rejoint les forces armées ukrainiennes comme tant d’autres de ses compatriotes, d’athlètes, de musiciens, de danseurs et d’écrivains ?

Je me souviens aussi de ce policier qui croise avec moi un regard amical alors que je le filme, de ces enfants qui jouent avec un cheval dans une cour d’immeuble et s’amusent de la caméra tout en mâchant du chewing-gum. Où sont-ils aujourd’hui ?

Qu’est devenue cette violoniste qui répète un morceau dans un couloir de l’école de musique Stolyarsky, une des meilleures au monde ? Et ces jeunes élèves faisant voler des avions en papier avant d’entrer en classe, où sont-ils aujourd’hui ? Qu’est devenue cette fille de 10 ans à peine jouant au piano sans se soucier, ou alors timidement, du regard concentré sur elle du maestro habitué aux bis à la fin de chacun de ses concerts ? 

Où se trouve aujourd’hui cette femme, si élégante et fière, habillée d’une robe d’un autre temps, colorée et extravagante, qui assiste en même temps que nous à la première d’une Traviata imparfaite et si authentique ? J’étais assis à côté d’elle au premier rang pour tourner quelques plans jamais utilisés. Elle se battait vainement pour empêcher ses larmes de couler. Son mascara creusa alors, jusqu’à la chair, des tranchées à travers les épaisses couches de son maquillage alors que Violetta tentait dans un dernier élan de vaincre sur scène son destin tragique. 

Je pense au sens de l’insouciance, de la liberté du jeu de Cherkassky, et aux Cerfs-Volants de RomainGary, « Il passait toutes ses journées au piano et lorsque la musique s’arrêtait, le silence me paraissait, de toutes les œuvres de Chopin que je connaissais, la plus déchirante ».

Odessa bruisse d’ordinaire de toutes les musiques. Celle de la beauté singulière des chants polyphoniques russes auxquels nous assistons. Celle du Beau Danube Bleu dirigée par Hobart Earle pour accompagner le jour de la Fête des Lilas un groupe de jeunes adolescents désireux d’en découdre avec la vie d’adulte. Ils exprimaient de la confiance et de la fierté, les filles cambrées dans leurs robes jaunes, blanches et roses, et les garçons étriqués dans leurs smokings, le cou tendu par des nœuds papillons trop serrés. Ils dansaient plein d’espoir une valse devant leurs parents.

Où sont-ils aujourd’hui ? Était-ce simplement une parenthèse heureuse, la promesse enfin d’une indépendance et d’une amitié paisible avec leurs voisins Russes ?

L’histoire d’Odessa, comme beaucoup d’histoires européennes, n’a rien de simple. Celle de Cherkassky en témoigne. 

« Je suis né ici », me confiait-il alors. « Nous avons vécu une période terrible et presque souffert de la famine pendant la révolution (de 1917). Je suis revenu à Odessa mais pas de cette façon. Odessa est différente aujourd’hui. Le communisme s’en est allé. Je suis reconnu mondialement en tant qu’artiste. Je pense que ce voyage particulier n’est pas un simple séjour touristique, c’est un message pour l’avenir ».

Un message prémonitoire, pour ne jamais oublier, ne jamais cesser de rêver ?

Avant de quitter la ville de sa jeune enfance, Cherkassky est retourné une dernière fois dans la salle de concert de ses débuts. 

Lorsque l’homme d’Odessa lui demande – lui intime presque – de jouer Bach, Cherkassky s’exécute aussitôt. La musique s’échappe à nouveau librement du clavier. L’homme à ses côtés demeure incrédule, hilare ; il réclame à présent la Fugue en ré mineur

Sur sa joue, une larme apparait qu’il essuie du revers de sa main.

Extrait de deux e-mails reçus récemment d’Hobart Earle, le directeur et chef d’orchestre de l’Orchestre Philarmonique d’Odessa, rapatrié aux États-Unis avec son épouse Ukrainienne Aida.

Le 13 mars 2022

« Les nouvelles de mes musiciens à Odessa sont maussades. J’ai parlé à un joueur de cor hier, il se trouvait près du Danube à la frontière de la Roumanie. Sa femme et sa fille devaient traverser la frontière ce matin. Il retournera ensuite dans les unités de défense civile à Odessa. Son fils est arrivé hier de Kiev en train, par la grâce de Dieu. Plusieurs autres membres de l’orchestre auxquels j’ai parlé ont déjà fait passer la frontière à leurs femmes et enfants – et sont ensuite retournés à Odessa, également dans des unités de défense civile. Le corniste principal m’a raconté que des roquettes/missiles avaient survolé à deux reprises leur maison dans la banlieue d’Odessa. Probablement des tirs anti-aériens. Il a dit que c’était effrayant.
Le frère d’Aïda (l’épouse d’Hobart) est dans notre “datcha” dans le delta du Dniepr dans la région “maintenant occupée” de Kherson. Il nous a expliqué qu’ils ont coupé l’accès aux chaînes de télévision ukrainienne et les ont remplacées par des chaînes du gouvernement russe. Lui et la mère d’Aïda n’ont plus de gaz pour se chauffer (comme toute la ville), une explosion a endommagé les conduites de gaz, si bien que notre famille, comme tout le monde, doit utiliser du bois pour la cheminée afin de chauffer la maison. Mon beau-frère craint que l’internet à la maison ne soit bientôt suspendu. Le fournisseur d’accès à Internet se trouve dans la ville de Kherson, alors le temps nous le dira. Dieu merci, ils ont une ligne fixe. Nous leur parlons tous les jours.
La semaine dernière, j’ai écrit une lettre à l’orchestre, sans doute la lettre la plus difficile que j’ai jamais écrite. La première lettre d’une correspondance. […] 
Il n’y a pas de mots. 
Dans cette situation, il est si difficile de créer de l’espoir. […] Mes musiciens sont forts et résilients, le mieux qu’ils puissent être, mais ils n’avaient jamais imaginé se retrouver au milieu d’une guerre, ici, à la maison.
[…]
Puisse Dieu sauver l’Ukraine.
Hobart

Le 22 mars 2022

Il y a huit ans, jour pour jour, nous organisions une flash mob au marché aux poissons [pour la paix et la fraternité, ndlr].

Nous avions prévu d’en faire une nouvelle, une sorte de suite – ce qui aurait été totalement EXTRAORDINAIRE… J’avais tout préparé et planifié pour le week-end dernier avec les musiciens qui sont restés en ville, mais à la dernière minute, l’armée a révoqué l’autorisation de jouer, et nous avons dû suspendre ce projet à une autre date.
Je comprends que les militaires responsables de la sécurité en ville soient très nerveux en ce moment.
Nous travaillons donc sans relâche sur un autre projet, un clip vidéo. […]
Une mise à jour positive, au milieu de l’obscurité – dans notre ville de la province « occupée » de Kherson (Delta de la rivière Dnipro). Les habitants ont réparé les lignes de gaz qui avaient été endommagées par des explosions. Après deux semaines, le gaz est de retour. La mère et le frère d’Aïda n’ont plus besoin de chauffer leur maison avec du bois de chauffage.
L’espoir fait vivre !
Cependant, nous sommes inquiets pour notre famille, dans le territoire « occupé ».
Hobey

La version anglaise de ce texte et les vidéos associées sont consultables ici : www.thirtyseveneast.com