Le plus célèbre compositeur ukrainien vivant, Valentin Silvestrov, est reconnu comme une sommité au niveau mondial. Le philosophe Constantin Sigov prend sur lui une tâche particulièrement difficile : parler de la musique de Silvestrov, mais aussi de l’homme, d’une étonnante lucidité et d’une profonde sincérité, et du grand patriote ukrainien.

Le symbole-clé de « la révolution de la dignité » est un piano dans une rue enneigée de Kiev et des pianistes-volontaires jouant de la musique classique face à une rangée de policiers abrités derrière leurs boucliers. La diversité des exécutants et des œuvres musicales de cet incroyable concert s’adressait à une barrière infranchissable de forces de l’ordre en uniforme, aux visages cachés sous des casques massifs qui leur obstruaient l’ouïe. 

L’hymne ukrainien, chanté par des millions de personnes, a été le motif-clé des événements du Maïdan, révélant la signification civile fondamentale de cet hymne composé au XIXe siècle, dont Valentin Silvestrov, compositeur contemporain de Kiev, a dit :

« C’est un des meilleurs hymnes de l’histoire. Même comparé à l’excellent hymne allemand qui utilise la musique du quartet de Haydn, l’hymne ukrainien est très chaleureux et original. » 

La vague révolutionnaire a porté l’hymne ukrainien à une hauteur inouïe, sans pour autant le transformer en idole. 

Valentin Silvestrov est souvent venu sur le Maïdan. Impressionné par ce qu’il a vu et vécu, l’hiver dernier, il a composé cinq (!) différentes versions de l’hymne ukrainien : 

« J’étais sur le Maïdan. J’ai composé cinq versions de l’hymne. Calme, lorsque le Maïdan ne faisait qu’acte de présence. Puis, lorsque les événements se sont accélérés, lorsque tout était plongé dans un nuage de fumée, j’ai composé une version plus dure : les paroles “nos ennemis vont périr” sonnaient avec colère. Et lorsque nous avons vaincu et que Yanoukovytch s’est enfui, j’ai composé un hymne carillonnant : l’hymne s’entend comme un accompagnement de la cloche qui est mise en mouvement.
J’ai tout simplement chanté ces versions en m’enrengistrant sur mon téléphone. On me dit : “On va le jouer et l’enregistrer, ce sera mieux.” J’y suis résolument opposé. Ce sera faux. Ces enregistrements téléphoniques doivent exister en tant que documents, dans cette unique version. » 

Le sens social et politique de l’œuvre musicale de Valentin Silvestrov est parfaitement illustré par une ancienne légende chinoise, récemment évoquée par la poétesse et philosophe Olga Sedakova : lorsque l’empereur voulait connaître la situation de son empire, il invitait des musiciens et leur demandait d’exécuter les chansons populaires les plus répandues à ce moment-là. Le ton, la mélodie et l’harmonie de la musique donnaient une image claire et précise de ce qui se passait dans l’empire et, par conséquent, de ce à quoi il fallait s’attendre. 

Olga Sedakova explique le sens de cette parabole : « Cette procédure n’a rien de magique ou d’hasardeux. Elle ressemble plutôt à une expertise médicale. La musique (et l’art, de manière générale) constitue notamment un appareil de mesure très précis, qui enregistre le cardiogramme d’une époque. La question est de savoir décrypter cet enregistrement. » 

La première université ukrainienne – l’Académie Mohyla –, fondée en 1615, fête en 2015 son 400e anniversaire.Elle vient de décerner àValentin Silvestrov le titre de docteur honoris causa. Lors de la cérémonie solennelle de remise du titre, le chœur « Kiev » a chanté les Psaumes de Skovoroda mis en musique par Silvestrov. Avant l’interprétation musicale, Silvestrov a dit : « L’Académie Mohyla peut être comparée à l’arche de Noé. Celle-ci sauvait du déluge. On peut dire que l’Académie Mohyla, Oxford et les autres universités sont des arches de Platon. Elles sauvent du déluge de bêtise et d’inculture qui inonde le monde. Je vous suis très reconnaissant d’y avoir donné refuge à la musique qui permet de reprendre ses esprits dans ce déluge qui nous submerge. » 

La diversité des formes, des langues et des styles musicaux de l’art instrumental et choral de Valentin Silvestrov restitue avec profondeur et précision le « cardiogramme de notre époque ». 

Valentin Silvestrov est exfiltré en voiture de l'Ukraine bombardée par les Russes.
Agé de 84 ans, Valentin Silvestrov a compté avec l’aide de journalistes de la Deutsche Welle, en coordination avec le pianiste Alexei Lubimov, pour quitter l’Ukraine et passer la frontière avec la Pologne.

•••

L’aspiration à mettre fin à l’injustice, la violence et le mensonge a réuni des millions de personnes sur le Maïdan à Kiev et dans d’autres villes d’Ukraine. La nature de ce mouvement n’était ni ethnique, ni confessionnelle, ni linguistique ; son sens était civil, politique et éthique. 

Les étrangers de passage sur le Maïdan en janvier 2014 étaient étonnés par la diversité évidente et affichée des personnes présentes, diversité qui ne basculait cependant pas de la différence à la séparation. Des hommes de gauche et de droite, riches et pauvres, croyants et athées, jeunes et moins jeunes se sont retrouvés dans de petites et grandes actions, réunis par un esprit de coopération et non de conflit. L’ « ennemi commun » ne peut que partiellement expliquer le paradoxe de cette profonde solidarité. Un grand danger partagé ne suffit pas à inciter à une implication plus radicale envers autrui. L’ampleur de la crise a révélé à ces porteurs d’identités sociales si diverses un sentiment de communauté insoupçonné jusqu’alors. Nombreux sont ceux que le coup de glas de la tragédie qui a frappé notre ville, faisant tomber les œillères des différenciations sociales, a libérés de leur cécité dans leur rapport à l’autre. 

Les pulsations de l’organisme social, inaudibles jusque-là, nous ont ouvert les voies ignorées de ses circuits sanguins et de sa respiration. « La solidarité des ébranlés » dont a parlé Jan Patočka est devenue soudain pour nous aussi réelle que le thé chaud et les sandwichs que des centaines d’inconnus partageaient pour se réchauffer sur la place de l’Indépendance gelée de décembre. Sans mots inutiles, les femmes et les hommes se soutenaient et s’aidaient les uns les autres à franchir le seuil de la peur de la mort : nous avancions derrière des gens qui étaient résolus à sacrifier leur vie pour la liberté, à tout donner pour le droit de chacun à être un Homme. Face à face et au vu de toute la place, s’établissait au quotidien une mystique de la communication entre des étudiants et des grands- mères, des médecins et des ouvriers en bâtiment, des paysans de toutes les régions d’Ukraine et des enseignants de la capitale, des vétérans d’Afghanistan et de jeunes pacifistes, des Juifs orthodoxes, des prêtres orientaux et des journalistes libéraux… 

Le moment où les intellectuels et les ouvriers, les pères et les fils s’unissent est fatalement fugace, mais il demeure néanmoins extraordinaire. Tel était le miracle de la Solidarité en Pologne. Et c’est ce que la majorité des gens ne vivra jamais, ne serait-ce qu’une fois. 

Le « cardiogramme musical » de la vie de Kiev, comprenant une multitude de formes linguistiques et culturelles, et menant au-delà du « mélange babylonien des langues », est précisément ce qui constitue l’univers musical de Valentin Silvestrov. À travers lui s’offrent au monde les innombrables fils qui lient la culture de l’Ukraine à la culture musicale et poétique des pays européens. 

Les réflexions du compositeur sur les nouvelles formes de la beauté et la fin de la « belle utopie » communiste remplissent trois livres d’entretiens. Olga Sedakova souligne l’originalité de son œuvre intellectuelle et musicale : « Silvestrov est un artisan incroyablement indépendant et intempestif. Il ne prend pas en compte ce qu’on appelle “notre temps” ou “l’époque contemporaine” que tous semblent connaître dans les moindres détails. Il passe outre l’affirmation qu’il n’y aura plus jamais d’harmonie. Ni de beauté… » 

Le témoignage du compositeur Arvo Pärt, recueilli par un musicologue américain, peut surprendre : « Si l’on me demandait de donner le nom d’un compositeur contemporain, je citerais en premier lieu Silvestrov. Valentin est, sans conteste, le compositeur le plus intéressant de notre époque, même si la plupart d’entre nous ne le comprendront qu’avec le temps, bien plus tard… »

Le récent succès, à Londres, de nouvelles créations de Silvestrov est reflété dans la lettre que le chef du quatuor américain « Kronos », David Harrington, a adressée au compositeur : « Vous êtes un homme exceptionnel ! J’ai l’impression que votre poésie musicale résonne en vous constamment, nuit et jour. La maestria dont vous avez fait preuve lors de votre travail avec le quatuor “Kronos” à Londres est devenue pour chacun de nous la nouvelle mesure de ce que signifie être musicien. Pour ma part, votre quatuor à cordes n°3 occupe une place particulière dans notre travail. Grâce à votre infaillible compas, vous nous avez ouvert de nouvelles perspectives. Depuis notre travail, je suis devenu plus exigeant avec chaque note que je joue. Je sens que le lexique musical du “Kronos” s’est enrichi grâce à votre musique. Merci d’avoir contribué à améliorer en profondeur la qualité de notre jeu. » (avril 2012, San-Francisco) 

Les nombreux interprètes et auditeurs de la musique de Silvestrov évoquent rarement, de nos jours, le contexte historique de l’URSS, dans lequel le musicien était accusé de « formalisme », ses symphonies interdites et lui-même exclu de l’Union des compositeurs. La musique de films restait une rare occasion de travailler pour « un génie sans travail » et nous y reviendrons avec la lettre de Theodor Adorno sur la musique des jeunes années de Silvestrov. Je me contenterai ici d’évoquer le chemin semé d’embûches, depuis l’underground de Kiev jusqu’à la reconnaissance actuelle « à Berlin, Munich, Bonn, Hambourg, Londres, Ferrare, Bâle, à l’Abbaye bénédictine de Pannonhalma en Hongrie, à Poznan − composer in residence dans ces trois derniers endroits. Silvestrov a été la figure centrale de nombreux festivals. » Le nombre de ses enregistrements dans des studios occidentaux tels que Sony Classics et ECM New Series Records (ce dernier a déjà enregistré dix disques de sa musique) ne cesse de croître. 

On pourrait croire qu’aujourd’hui l’incontestable reconnaissance de la musique de Silvestrov a « effacé » l’ancien conflit du compositeur avec son temps. Mais relisons la lettre de Theodor Adorno du 25 mai 1964 : « Silvestrov est un homme d’un grand talent : je ne peux partager l’objection de certains puristes que sa musique serait trop expressive… » Plus loin, Adorno revient sur les disputes au sujet de Silvestrov : « J’ai entendu à Brême qu’il serait dans une situation très difficile, qu’il est privé de moyens d’existence uniquement parce qu’il “compose des dissonances”. Ces choses sont terribles, même si elles ne sont plus accompagnées de violence directe. Cela correspond aux impressions que mon ami Razoumovski a rapportées de Moscou. Mais que peut-on faire ? Même la publication des œuvres de ces compositeurs russes, persécutés dans leur pays par des secrétaires haut placés, peut dans certains cas les mettre en danger. Mais si vous pensez que Monsieur Silvestrov sera ravi de savoir que je pense à lui comme à un compositeur incontestablement talentueux, je vous laisse toute la liberté de le lui communiquer. Avec mes salutations amicales, votre dévoué T. V. Adorno. » 

Les œuvres de Silvestrov participaient déjà, à l’époque, au débat sur la crise de l’art « après Auschwitz », contestant les conclusions hâtives sur « la mort de l’art ». Plus profondément, elles surpassaient la tendance générale à l’effroi devant la forme et l’image, cet « iconoclasme contemporain » dont parle aujourd’hui Adriano Dell’Asta. La résistance à cette tendance revêt de nouvelles formes de transformation du temps dans la musique de Silvestrov. « Le temps particulier de Silvestrov, encore jamais vu, c’est le temps du postlude. Autrement dit, un temps métaphorique. Il existe, mais prétend qu’il n’est plus là, et qu’il vient de là où il était et qu’il est modifié : qu’il est plein non pas de l’attente du moment à venir, “comme dans la vie”, mais de la reconnaissance. C’est le temps qui aurait englouti sa propre fin. Le postlude et l’élégie, qui est une autre approche du passé, “réciproque”. Ce sont là les deux genres les plus silvestriens. » 

Ainsi Silvestrov met-il en doute la méfiance « iconoclaste » à l’égard des images personnalistes, aussi bien dans la mélodie que dans le verbe. 

••• 

Il existe aujourd’hui deux types de d’aliénation de la musique classique :
1) l’ignorance en gros et dans le détail ;
2) l’adoration décorative de ses façades philarmoniques. Les sons incomparablement libres des mélodies de Silvestrov nous entraînent au-delà de ces deux tendances, présentant de manière inattendue de nouvelles formes de connexion entre la musique et les paroles, de la poésie contemporaine en passant par le classique et jusqu’aux stichères liturgiques et aux psaumes. La nouvelle musique « dégivre » les textes figés et gelés, connus mais oubliés justement en raison de leur familiarité. 

Le sens de l’actualisation silvestrienne des textes « canoniques » dépasse de loin le cadre du milieu musical. Car les deux types de rejet – l’ignorance et la pseudo-lecture – bloquent non seulement la perception de la musique et des paroles, mais aussi toute tradition vivante en tant que telle. 

Un exemple typique du mouvement silvestrien à contre-courant de nos stéréotypes est sa relecture des « perles lyriques » enchâssées dans le cadre strict des romances. De prime abord, la configuration sclérosée explose : une poésie classique de X + la musique classique de Y. La nouvelle musique ouvre soudain la possibilité d’une nouvelle naissance de la poésie, comme si elle n’était pas née au XIXe siècle (avant ou après J.-C.), mais avait été composée aujourd’hui. Elle est de notre époque, et nous de la sienne. 

Silvestrov nous offre une lecture toujours renouvelée de « textes symboliques ». Dans les termes de Paul Ricoeur, il substitue aux anciennes « configurations » classiques des « refigurations » créatives qui ouvrent de nouveaux horizons. « Les chansons douces » de Silvestrov ne cessent d’étonner. Pourquoi, au lieu d’un « tube du XIXe siècle », ne propose-t-il pas son propre « tube contemporain » ? Son don est plus riche et sa tâche plus complexe. Il ne se contente pas de l’appât de sa propre clé pour « reprivatiser » un objet symbolique. La mélodie de Silvestrov ne « colle » pas à l’oreille, mais aide l’auditeur à devenir plus attentif, plus ouvert, véritablement entendant. On ne va pas la siffloter comme un air d’opéra mais elle résonne en nous, modifiant notre propre perception et notre perception du monde. Elle contient le souvenir du silence qui fait retentir aujourd’hui la voix vivante qui a révélé à Augustin le monde de la parole biblique et l’univers par un simple « Tolle ! Lege ! » − « Prends et lis ! » 

La voix kénotique de Silvestrov, disparaissant, brillant par ses absences, donne tout à la nouvelle vie du verbe, irréalisable sans cette racine muette. La structure de l’inaudible transpire dans ses intonations : doucement, sans la moindre pression arbitraire, il articule non pas les sons, mais une toile transparente de silence (qui maintient tout), et l’attente, comme la forme la plus humanisée du silence, son existentiel. 

Cette toile d’attente purifie de la poussière et des débris le seuil de perception de l’avenir. 

Et la chance nous est dès lors octroyée – avec lui – d’« attendre la venue de la musique ». Il s’avère que ses racines sont toujours bien vivantes, vivante la musique à laquelle ces lignes, consacrées à l’amour, s’appliquent : elle « ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas […]. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. » (Première Épître aux Corinthiens, 13, 4-7) La liste de ces caractéristiques est ceinturée par l’horizon de silence qui « ne connaîtra jamais de fin ». Elle s’adresse non seulement aux Corinthiens ou aux Kiéviens, mais à vous et à moi, ici et maintenant. 

La frontière séparant ici-bas les verbes « donner/ramasser », « offrir/garder » s’efface. Le silence mystérieux que les interférences nous empêchent d’entendre devient évident, presque palpable au milieu des touches du clavier sensibles à sa présence. De même qu’en quelques traits un maître dessine un jardin sur une feuille blanche, quelques gouttes de sons sur la toile d’araignée de pauses approchent le silence à portée de main. Elle n’est pas passée (elle n’a pas été remplacée par le bas de gamme, elle ne s’est pas dénaturée à force de vouloir plaire), cette musique emplie de sa première et principale vocation : être le tabernacle du silence. Et nous sommes témoins que son maître vit parmi nous. 

••• 

Dans son article « Le défenseur de la beauté », la musicologue Marina Nestieva traite de l’universalité du style de Silvestrov : « Quel est donc ce style, propre à Silvestrov aujourd’hui et qui, à juste titre, est qualifié d’universel ? Je donne la parole au compositeur : “Mon ami, le compositeur S. Kroutikov, plaisantait un jour. C’est vrai, disait-il, il est impossible de se baigner deux fois dans le même fleuve. Mais peut-être que dans la mer, c’est possible ? Il parlait d’une situation quotidienne. Cependant, cette observation est sans doute valable pour la situation culturologique, si l’on compare la culture à une mer. Cette culture universelle, on peut y plonger et en ressortir autant de fois qu’on veut… Il faut faire déplacer le curseur du problème ‘semblable/dissemblable’ à un autre niveau, et apprendre à ne pas prêter attention aux associations mentales… Dans le langage, tous les mots deviennent accessibles, indépendamment de la personne qui les a utilisés en premier. Ce qui compte, c’est la manière de les dire, de les relier et de les contextualiser.” » 

Les « instants » musicaux de Silvestrov actualisent l’idée du verbe de Mandelstam : « que les pas résonnent comme des actes ». La plastique de Silvestrov est à l’unisson de la prolongation de cette pensée chez Olga Sedakova : « Un acte est un pas à la verticale. » La véritable musique est mue par ces pas, parfois imperceptibles. 

La distance qui nous sépare des œuvres monumentales du siècle dernier laisse ouverte la question de la grande forme. Les réserves que cette distance implique sont compréhensibles et justifiées. Cependant, la fragmentation érigée en système ne constitue pas une réponse à une question qui se pose réellement, mais le revers d’un « système » honni. La « menace du symphonisme » est un défi à tout l’art contemporain, non seulement musical mais aussi verbal et visuel. 

Silvestrov a relevé ce défi et sa réponse a été sa nouvelle – huitième – « symphonie sans symphonisme ». Les discussions qu’elle a provoquées lui ont suggéré le titre de son nouveau livre : ΣΥΜΠΟΣΙΟΝ. L’auteur y invite tout le monde autour d’une « table symphonique ». Ses contours et son contexte ne dissimulent pas le paradoxe : les éclairs, les escaliers et… les cadeaux musicaux. 

D’où vient cet assemblage sur les ruines de l’éparpillement post-soviétique ? 

Valentin Silvestrov est né en 1937 : comment l’annonciation faite par Mandelstam ose-t-elle de nouveau retentir au-dessus des décennies ravagées ? 

« Notre souffrance et notre richesse
Malhabile, il a amené avec lui
Le bruit de la versification, le tocsin de la fraternité, Et le déluge harmonieux des larmes en pluie… » 

Valentin Silvestrov est né à Kiev, à l’époque où l’on discutait de la destruction de la cathédrale Sainte-Sophie (XIe siècle) après avoir dynamité la cathédrale Saint-Michel (XIIe siècle). Le jour de sa naissance – le 30 septembre – est le jour de la fête de Vera (Foi), Nadejda (Espoir) et Lubov’ (Amour), et de leur mère Sophie. L’artiste-sagesse, dont le jeu accompagne le « passage du néant vers l’existence », est le fil rouge qui traverse son œuvre et qui le lie aux philosophes contemporains SergueÏ Averintsev (né en 1937) et Serhiy Krymsky (né en 1930). Il en parle souvent dans son livre, et ce n’est pas seulement pour honorer leur mémoire. Le dialogue entre les morts et les vivants nous parvient de hauteurs que l’homme peut refuser d’entendre, mais qu’il est incapable de détruire. 

La musique de Silvestrov chante sans imposer mais sans relâche la possibilité d’une nouvelle « époque de béatitude » (Guennadi Aïgui). La musique entendue, partagée, vécue ensemble, devient un élément-clé de nous-mêmes et une forme d’implication réelle dans la vie de l’autre. Elle est le pain et le vin dans la même coupe. 

Sans opposer les festivités amicales aux repas funéraires, les dédicaces musicales aux présents et aux absents retentissent, s’élevant là où « l’amour ne cesse jamais ». Ce faisant, le compositeur ne gomme pas mais souligne les contrastes et remarque, à la suite d’Olga Sedakova, que les vers et la musique « sont faits de débuts infinis et de fins interminables ». 

Les nouvelles compositions symphoniques et liturgiques de Silvestrov nous font don d’épiphanie. Elles trouvent dans la réalité de notre vie l’actualité de l’idée de Balthazar sur la musique en tant que « forme qui nous rend plus proches les uns des autres ». Permettez-moi, en conclusion, d’exprimer ma solidarité avec le témoignage d’Ivan Monighetti, un violoncelliste d’exceptio : « Silvestrov a changé mon regard sur la musique. Je vois différemment beaucoup de choses, aussi bien chez les auteurs classiques que chez les modernes, comme à travers son œuvre, ses yeux. L’“étalon Silvestrov”, c’est son goût exigeant, son incroyable intuition, une aptitude particulière à ressentir chez les grands maîtres la dimension de la musique qui ouvre au royaume de l’Esprit. » 

••• 

Mais revenons aux cinq variations de l’hymne ukrainien à travers lesquelles Valentin Silvestrov a exprimé l’énergie du dynamisme historique et l’écho, en lui, des événements qui se sont déroulés. 

La libération de Kiev en février 2014 inspire de la peur aux uns, de l’espoir aux autres. Le motif de l’espoir a été récemment exprimé avec audace par un trompettiste qui, soudain, à l’étonnement des passants du centre de Saint-Pétersbourg, s’est mis à jouer l’hymne de l’Ukraine. Les passants russes l’ont acclamé par des « Gloire à l’Ukraine ! ». Et cela inspire de la peur dans les cabinets du Kremlin, où l’on redoute d’entendre, à travers les vitres, la voix du Maïdan de Moscou, solidaire de celui de Kiev. 

Traduit du russe par Iryna Dmytrychyn