À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
Mon cas est un peu particulier puisque lire est mon métier. Je lis tous les jours, toute l’année, depuis plus de quinze ans, pour animer chaque semaine une émission littéraire. Je lis à une cadence différente selon le rythme de préparation de « La Grande Librairie » (il m’arrive rarement de passer une journée sans lire – j’en ressens d’ailleurs comme une forme très étrange de manque, d’amputation). La discipline à laquelle je me plie est devenue, au fil des années, un plaisir : lecture le matin, de 9 heures à 13 heures, puis déjeuner (léger), lecture de 14 heures à 19 heures. Les jours où j’enregistre, je lis le matin, l’après-midi étant consacré à ma deuxième passion après la lecture : la rêverie, l’oisiveté, la conversation entre amis, ne rien faire. Jamais de lecture le soir (sauf si je suis très en retard pour une émission). Jamais dans ma chambre ni dans mon lit (trop de meurtres, de crimes, d’abus en tous genres dans les livres que je lis, la chambre à coucher est faite pour autre chose, non ?…), toujours dans un fauteuil Eames pour ouvrir la journée, puis debout (ah, ces satanés problèmes de dos), à mon bureau, dehors quand il fait beau, à la terrasse d’un café (je possède une touche « Mise à l’écart dans sa bulle » qu’il me suffit de presser pour ne plus rien entendre du bruit qui m’environne). J’ajoute que j’ai pris l’habitude, très tôt et grâce à mon professeur de philo de terminale, de lire chaque livre (essai ou roman) crayon à la main : je souligne, note dans les marges, écris ce qui « fait question » dans un carnet… Lire n’a rien de passif, c’est une activité qui vous met en marche. Quand un livre est terminé, je m’accorde une promenade dans le quartier. C’est une façon de réinitialiser mon logiciel. Avant d’ouvrir un nouveau livre.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Évidemment, elle est un peu pompeuse, cette for- mule, n’est-ce pas ? Je mesure, en la prononçant, tout ce qu’elle a d’emphatique : « Ce livre a changé ma vie. » Et pourtant, c’est vrai, il y a des livres qui ont changé ma vie. Plusieurs. À différents niveaux. À différentes époques. Des livres qui m’ont rendu solide, moi qui ne l’étais pas. Il y eut des révélations et des révolutions. La révolution la plus puissante, ce fut Cyrano de Bergerac, lu à dix-sept ou dix-huit ans. La scène des « Non, merci » m’a enseigné qu’on pouvait très bien vivre sans chercher un protecteur puissant, sans s’élever par ruse, sans « se changer en bouffon dans l’espoir vil de voir aux lèvres d’un ministre naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre », sans « exécuter des tours de souplesse dorsale », sans « calculer, avoir peur, être blême, préférer faire une visite qu’un poème, rédiger des placets, se faire présenter ». A-t-on idée de ce que la phrase suivante peut produire sur l’imagination déjà largement fêlée d’un jeune homme d’à peine vingt ans : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul » ? Quel programme ! Oh, bien sûr, j’entends d’ici les ricanements de ceux qui vous feront payer, un jour, pareil assaut de liberté mais la scène finale, plus belle encore, m’a convaincu s’il en était besoin que l’on ne se bat pas dans l’espoir du succès, « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ». Depuis cette lecture, mes ennemis s’appellent, comme ceux de Cyrano, le mensonge, les compromis, les préjugés, les lâchetés, la sottise. Je sais bien qu’à la fin ils me mettront à bas. « N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats ! » Et puis il y eut Dalva, de Jim Harrison, le plus grand livre sur l’adoption, qui m’apprit (plus certainement que Hegel ou Sartre) qu’on est ce que l’on fait, que l’on choisit ses amis pour en faire une nouvelle famille, que l’autoapitoiement est une perte de temps et que, de temps, nous n’avons que trop peu pour ne pas jouir et faire jouir.
Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Non. Ce n’est pas une affaire de goût mais de curiosité. Or j’ai beau faire, je suis curieux et tout m’intéresse.
Vous est-il arrivé d’aimer des mauvais livres ? Si oui, pourquoi ?
Qui décide qu’un livre est mauvais ? Vous ? Quelques critiques dont on aura oublié le nom dans quelques années ? L’époque ? Mais sur quels critères ? Pour ma part, je n’ai pas la prétention d’affirmer qu’un livre est mauvais – et s’il m’est arrivé de le faire par le passé, je ne suis plus cet homme-là. Il m’arrive, en revanche, de rester à la porte de certains livres – cela ne signifie pas qu’ils sont mauvais. Je lis pour comprendre le monde. Il me faut donc tout lire. Y compris des livres dont la qualité première n’est ni le style ni la dimension esthétique ou artistique. Les ai-je aimés ? Je préfère, de loin, les beaux livres et je repose sans scrupule un livre qui m’ennuie mais il m’est arrivé, en effet, d’aimer des livres qui n’appartiennent sans doute pas à ce que vous appelez « La Littérature ». Parce qu’au détour d’une page, malgré tout le reste, il y a une phrase, une idée, une description, un dialogue, une formule, qui me semble pouvoir éclairer nos ténèbres. La lecture m’a appris à penser autrement, loin des glissières de sécurité. Elle m’a appris l’empathie, aussi. Ce sont les livres – tous les livres – qui m’ont aidé à comprendre qu’il fallait, encore et toujours, poser des questions. Sur tout. Tout le temps. Ne jamais se contenter des réponses toutes faites. Chaque fois qu’on pose une question, les choses deviennent plus claires. N’est-ce pas ?
La Règle du jeu N°75, 2022, pages 107, 108, 109, 110.
Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »
Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.
Pour le plaisir de la lecture