En ce début d’année 2022, le philosophe et sinologue François Jullien publie deux livres qui proposent un vis-à-vis réflexif sur l’idée de « Dieu ». D’un côté, l’image d’une transcendance extérieure de la culture occidentale, et de l’autre, une forme d’immanence qui se confond avec la nature dans la culture asiatique. Les deux ouvrages s’intitulent respectivement « L’incommensurable » et « Moïse ou la Chine » et sous-tendent deux interrogations qui sont inscrites dans leurs bandeaux respectifs : « Un concept peut-il changer la vie ? » et « Fallait-il penser Dieu ? ».
Au commencement selon Jullien, l’émergence de l’homme au sein du monde a produit une fêlure qui l’amène à vivre en pensant l’expérience de cette non-coïncidence élémentaire. Cette brisure de commensurabilité entraîne en effet une inadéquation infinie qui se différencie de l’infiniment grand de Pascal car elle se situe dans l’intériorité même de chaque individu. Le vivant, se fêlant, est devenu l’homme, le dissociant du reste du vivant par son impossibilité d’adaptation grâce à l’expression de la parole et de la pensée. Il rejoint ainsi Rachi, le commentateur de la Bible et du Talmud, qui interprète la notion de nefesh (âme) haya (vivante) qui caractérise l’homme lors de sa création comme étant une âme (nefesh) commune à tous les êtres mais singulière à travers la connaissance et la parole. Mais Jullien interprète le récit de la Genèse du texte biblique comme celui d’une rupture avec la cohérence du monde, ou encore « celui de la nature perdue précipitant l’homme dans l’Exil et la condition de vivant séparé ». Il poursuit son analyse en expliquant que dans la pensée européenne, l’idée de Dieu sert à porter et à assumer la dimension de l’incommensurable. Or, s’interroge Jullien, si cette figure de Dieu se retire, la fêlure est mise à nue laissant naître un abîme existentiel. L’incommensurable devient alors la vraie dimension du monde. Comment parvenir à supporter cette réalité car tout est fait pour nous en délivrer, fait remarquer François Jullien. La réponse se situe dans le rabattement qui exprime l’idée d’un rappel à l’ordre de la normalité. Une manière précautionneuse pour prévenir un débordement et de retrancher à un être son pouvoir être. Il y a dans cette notion selon Jullien, une valeur symbolique qui vise à en faire « un concept existentiel et même à portée métaphysique – mais précisément pour avoir à se dispenser de la métaphysique ». Le rabattement serait une manière de supporter l’incommensurabilité que l’existence aurait fait émerger. De son côté, la Kabbale appréhende le récit de la Genèse comme l’histoire d’une création imparfaite plutôt que celle d’une cohérence du monde. Il y a certes une inadéquation mais elle se situe entre le projet créatif initial et sa réalisation effective. Cette idée est porteuse d’espérance car elle laisse le soin à l’homme de réparer (tikoun) cette imperfection du monde. François Jullien quant à lui, tend à uniformiser les trois monothéismes, à travers l’expression empruntée aux pensées de Pascal, « Moïse ou la Chine ». D’un côté, une histoire humaine qui débute à travers le récit d’Adam et de l’autre côté du globe, un espace de pensée ignorant tout du récit biblique. Il faut mettre papiers sur table comme l’écrit Pascal et étudier dans le détail nos propres pensées. La question de Dieu est au centre de la pensée occidentale qu’elle soit issue de la pensée grecque ou du récit biblique. Jullien présente Moïse comme le fondateur d’une religion d’un seul Dieu, à la fois chef, éducateur et législateur d’un peuple. Il est « celui que Dieu choisit pour conduire son peuple, à qui il confie son dessein sur lui, ce dessein faisant son destin. » Les juifs y verront la vocation du logos dans le personnage de Moïse et les chrétiens y interpréteront une figure anticipatrice de l’Évènement du Christ poursuit Jullien. Le verbe « être » est fondateur, il engage une réflexion existentielle qui amène à une diversité d’interprétations autour d’un questionnement infini. Mais qu’en est-il du côté de la civilisation chinoise ? Il est question d’un dispositif relationnel de l’humanité où l’idée de Dieu est entrevue mais se marginalise au profit du ciel comme une régulation du monde au niveau de la nature. Il n’est pas question d’une transcendance par extériorité mais d’une totalisation de l’immanence qui amène à concevoir en soi la transcendance. L’idée de voir unifier les monothéismes sous le vocable de Moïse occulte les distinctions qui fondent le récit des traditions religieuses de l’Occident. Or, il existe des différences fondamentales qui amènent – dans la tradition juive et particulièrement dans celle de la Kabbale – à entrevoir l’incommensurable à travers l’idée du Ein Sof. Il ne s’agit pas d’y voir un raisonnement théologique classique sur l’idée de Dieu mais une représentation de l’infini à travers une projection d’éléments constitutifs du monde et du lien qu’ils entretiennent avec l’intériorité de chaque individu. Cette présentation succincte de concepts de la Kabbale spéculative montre la difficulté qu’il y aurait à restreindre l’idée de Moïse à la seule option de foi.
Les deux ouvrages de François Jullien sont passionnants, la pensée est féconde, le souci didactique se retrouve dans la progression et le rythme des idées présentées. La publication concomitante de ces deux textes projette en quelque sorte l’expérience de l’incommensurable à travers le face à face de Moïse avec le divin. Le texte biblique emploie l’expression panim el panim en hébreu, que l’on peut traduire par face à face, ou d’intériorité à intériorité. Panim signifiant le visage ou la face mais aussi l’intériorité. Le Nom qui se révèle à Moïse au cours de l’épisode du buisson ardent, est le plus souvent traduit par « je suis ce que je suis ». Il est repris par Jullien mais aussi par Maïmonide et Spinoza, mais il n’est pas fidèle à la grammaire hébraïque, car éhyeh asher éhyeh est un futur qui devrait décliner le verbe être plutôt sous la forme « Je serai ce que je serai ». Un Nom sous forme d’un programme plaçant le futur comme source d’espérance à travers la croyance en un avenir ouvert infini et inconnu. C’est peut-être cette idée que l’on retrouve dans l’exhortation de Rabbi Nahman de Braslav :« Souviens-toi de ton futur ! » Mais l’incommensurable n’est-il pas aussi le lieu de la traduction ?
François Jullien, L’incommensurable, éditions de l’Observatoire.
François Jullien, Moïse ou la Chine, Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, éditions de l’Observatoire.