Noise, pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter ? Tel est le titre du nouvel essai de Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, co-écrit avec Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC-Paris, et Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard.
Daniel Kahneman est l’un des plus grands spécialistes de la psychologie cognitive ; il s’intéresse aux failles du cerveau humain. Dès son service militaire qu’il effectue dans l’armée israélienne, il établit des questionnaires pour évaluer les capacités psychologiques des futurs pilotes.
J’ai découvert les travaux de ce psychologue israélo-américain, professeur honoraire à l’université de Princeton, à travers l’un de ses ouvrages intitulé Thinking, Fast and Slow recommandé par mon fils aîné, alors étudiant au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Il m’expliquait qu’il était l’un des livres de chevet de nombreux étudiants à Boston.
Dans cet ouvrage, traduit en français sous le titre de Système 1/ Système 2 – Les deux vitesses de la pensée[1], Kahneman développe les bases de l’économie comportementale à travers la présentation de deux systèmes de pensée qui coexistent. Le premier est instinctif, émotionnel et rapide et le second est plus réfléchi, analytique et lent. Le cerveau a tendance à utiliser le premier système, celui qui utilise le moindre effort pour résoudre principalement les problèmes qui se posent à lui.
On retrouve cette idée de deux catégories opposées mais indispensables à la pensée, à savoir l’intuition et l’intelligence analytique, dans les écrits de la Kabbale. On les désigne en hébreu par les termes de Hessed et Guevourah qui se traduisent suivant le contexte par « générosité » et « rigueur », ou par « extension » et « restriction », mais aussi par « indifférenciation » et « différenciation ». Kahneman explique que ces deux modes de pensée sont nécessaires mais qu’il faut éviter de céder trop facilement aux décisions instinctives qui génèrent des conclusions hâtives car elles sont une trop grande source d’erreur d’appréciation.
L’analyse du jugement humain est au centre de l’ensemble de ses travaux de recherche depuis les années 1970 où il collaborait avec Amos Tversky qui dirigeait alors le département de psychologie de l’université hébraïque de Jérusalem. C’est encore aujourd’hui cette recherche des sources d’erreur du cerveau humain qui est au centre de son nouvel ouvrage mais ne vous y trompez pas, Noise, n’est pas consacré au bruit tel qu’il est généralement perçu… Pour nos trois auteurs, le bruit est un terme choisi pour définir la variabilité du jugement dans toutes les prises de décision. Il n’est jamais identifié ou largement sous-estimé pour appréhender les erreurs de toute forme de jugements. On évoque le plus souvent la notion de biais cognitif qui correspond à des raccourcis de la pensée que Kahneman présentait dans Système 1/Système 2. Il répertoriait, entre autres, la difficulté à assimiler de nouvelles informations, ou le besoin d’adhérer à des normes ou encore celui de rester ancré sur des premières impressions. Mais les biais cognitifs se différencient du bruit à travers des variations beaucoup plus individuelles. On constate ainsi que des décisions radicalement opposées peuvent être prises par deux experts sur un même sujet. Les audits menés par les auteurs de Noise prouvent de manière statistique les variabilités majeures de jugements sur un même problème dans des domaines aussi divers que la médecine, la justice, la politique, ou le milieu de l’entreprise.
Ainsi, s’agissant de la médecine, ils expliquent que l’une des tâches principales des soignants est de poser un diagnostic. Cet objectif peut s’apparenter à une manière de juger pour conclure sur l’état du patient et identifier une éventuelle maladie. « Tout diagnostic est un jugement ce qui le rend sujet au bruit et à l’erreur » affirment Kahneman, Sibony et Sunstein. Il est donc courant selon eux que des diagnostics différents soient posés pour un même patient, et cela est particulièrement significatif en psychiatrie et même dans des spécialités où il existe une faible part de subjectivité comme celles liées à la radiologie. Ils proposent d’améliorer le niveau de compétence des médecins et de généraliser l’utilisation de scores dans la pratique médicale pour réduire les risques de bruits. Il s’agit d’un listage de données médicales d’un patient qui évalue son état clinique. Le plus connu est le score d’Apgar qui permet à travers cinq catégories que sont l’aspect de la peau, le rythme cardiaque, les réflexes, le tonus musculaire et l’état de la respiration de déterminer l’état de santé d’un nouveau-né.
Ils considèrent que l’intelligence artificielle constituera une solution particulièrement prometteuse pour réduire le bruit dans les jugements diagnostiques. Je pense pour ma part que le recours de plus en plus fréquent aux algorithmes devra nécessairement s’accompagner d’une humanité accrue dans la relation de soin…
Ils poursuivent leur présentation en abordant les décisions judiciaires, où il est admis que l’individualisation de la peine est un principe capital. Ils constatent de nouveau que le bruit génère des variations de jugements et s’interrogent sur la notion d’équité dans les décisions de justice. Ainsi, ils observent que « deux personnes ayant des profils comparables écopent de peines radicalement différentes – par exemple, cinq ans de prison pour l’une et la liberté sous caution pour l’autre ».
Ils détectent à travers les différents panels présentés que la notion de bruit se retrouve à tous les niveaux de la société. Ils soutiennent que « dès lors qu’il y a jugement, il y a bruit et bien plus qu’on ne l’imagine ».
Ils formulent l’idée que le but d’un jugement est de tenter de s’approcher le plus possible de la vérité, en minimisant les risques d’erreurs. Mais alors comment parvenir à de meilleurs jugements ?
Ils expliquent qu’il faut commencer par établir des distinctions entre juges. Les meilleurs juges selon Kahneman, Sibony et Sunstein sont ceux qui se distinguent de trois manières : la compétence technique, l’intelligence et le style cognitif, autrement dit la façon de réfléchir. « Les bons juges ne sont pas seulement qualifiés et intelligents : ce sont aussi des individus activement ouverts d’esprit capables de tirer des enseignements d’informations nouvelles. »
Maïmonide rajouterait une quatrième qualité ainsi qu’il l’explique dans son introduction au Traité des Pères : « Ils doivent être dotés des meilleures dispositions morales car les juges en ont davantage besoin que tout homme. Car si les gens en général n’étudient pas la morale, il n’en sort nul dommage, tandis que si un juge n’est pas vertueux, c’est l’ensemble du peuple qui est détruit et perdu par les préjudices qui sont engendrés. »
Parmi les outils pratiques développés pour faire face au bruit, les trois auteurs exposent ce qu’ils appellent l’hygiène de la décision, s’inspirant de la prévention en matière de santé publique et expliquant que comme les erreurs dues au bruit sont par nature imprévisibles, la réduction du bruit ne peut être que préventive. Ainsi, l’objectif est de diminuer la quantité de bruit car il est impossible d’en identifier toutes les sources. Reste qu’il faut rappeler qu’une faible quantité de bruit est malgré tout nécessaire aux organismes vivants. Ils sont en effet en mesure de les transformer en facteurs d’organisation comme le développait déjà le Professeur Henri Atlan en 1979 dans un essai fondateur sur l’organisation du vivant et le principe d’auto-organisation intitulé Entre le cristal et la fumée[2].
Kahneman, Sibony et Sunstein présentent des protocoles d’évaluations intermédiaires pour structurer les décisions en critères d’évaluation, puis procéder à leurs analyses successives au cours de réunions avant une prise de décision. Les protocoles destinés aux organisations qu’ils présentent tout au long de l’ouvrage peuvent être parfaitement adaptés aux situations individuelles. Ainsi, ils recommandent de prendre du temps face à un problème pour étudier chacune des données qui le composent y compris celles qui ne vont pas dans le sens souhaité. Ils conseillent de ne pas hésiter à prendre conseil auprès d’une personne lucide, mais bienveillante ou raisonnablement empathique et, si cela est possible, d’avoir recours à des analyses statistiques sur des problèmes similaires. Enfin, ils suggèrent de retarder le recours à l’intuition sans pour autant se l’interdire.
Noise est un ouvrage pratique et essentiel pour repenser le monde et son rapport à autrui comme une manière de le rendre plus juste en réduisant toutes formes de bruits. Kahneman n’aurait probablement pas contredit ce passage talmudique du Traité Tamid 32a : « Qu’est-ce qu’un homme doit faire pour vivre ? Il doit tuer son moi. » Il s’agit en tout premier lieu d’en appeler à l’humilité de l’homme mais aussi de l’inciter à penser contre lui-même afin qu’il trouve les failles de son raisonnement ; ainsi, il améliorera sa capacité de jugement. Une analyse talmudique qui pourrait inspirer les trois auteurs de ce brillant ouvrage.
Noise – Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, éditions Odile Jacob, 450 pages.
[1] Éditions Flammarion, 2012
[2] Éditions du Seuil.
Je suis intéressé
Ce passage talmudique à la fin de votre récit dit tout. C’est ce qu’on doit pratiquer pour calmer le bruit: se resourcer par la prise de conscience en se réveiller de son état égocentric. Mais qui peut faire cela dans notre société? Quand même, c’est déjà utile de le signaler pour indiquer la direction. Merci!
À quelques heures de sa prise de relais à la tête du Conseil, le président de la République ne pouvait pas adresser ses vœux à ses concitoyens français sans s’adresser incidemment à ses supraconcitoyens européens.
S’il est légitime que le caractère indissociable des drapeaux national et supranational soit revendiqué par chacun des rouages de notre géniale construction politico-économique, il serait incongru qu’au côté de la bannière aux douze étoiles, un drapeau bleu blanc rouge flottât derrière le chancelier Olaf Scholz. Aussi la France ne pouvait-elle insinuer en mêlant ses propres couleurs à celles de l’Europe le 1er janvier 2022 à minuit, qu’elle visait à tirer parti d’un ordre de rotation n’assurant aucun privilège à ceux-là mêmes qui s’y soumettent, pour restaurer, le temps d’une campagne, l’empire de Napoléon Ier.
Le soldat qui repose sous l’Arc de Triomphe a sacrifié sa vie pour que son peuple ne ploie pas sous le joug d’un empire étranger, en l’espèce germanique, dont le resurgissement macabre, si nous ne nous abusons, ne serait hélas pas rendu impraticable par ce rempart contre la barbarie qu’était censé constituer la Société des Nations. Nul doute qu’il se féliciterait, notre héros de la Grande Guerre, symbole anonymé des martyrs de l’Absurde, que les dépositaires de son destin tragique soient parvenus à créer les conditions d’une paix durable entre les terres d’un continent qui, après des siècles de supraguerre civile, avait failli couronner de succès son ultime tentative de suicide.
Les marges de manœuvre de la France au Conseil de l’Union ne sont pas celles d’un État-nation impérial. Son aiguillon possédera néanmoins, sur les grandes désorientations du moment, l’influence décisive qu’elle lui aura conférée, davantage par la foi que par une volonté enracinée ailleurs et, avouons-le, souvent nulle part.
Nous voyons bien le ressentiment qu’une URSS polaire victime d’une grave blessure narcissique serait capable nourrir envers le bloc civilisationnel qui aurait profité du brutal dépérissement de son État pour reprendre le contrôle de ses destinées nationales. Toutefois, il ne devrait pas être trop difficile de convaincre des fleuves historiques déstalinisés d’échapper à la poutinisation de leurs sources et affluents, à condition, bien entendu, qu’on ne leur demande pas de troquer leur antique servitude pour une autre, fût-elle wokistement pailletée.
À ce propos, nous n’oublierons pas que le syndrome du vengeur masqué n’atteint pas seulement la deuxième puissance militaire de la planète, mais peut-être d’abord, du moins au sens chronologique, ce grand perdant de la Première Guerre mondiale que fut le dernier des empires islamiques. L’actuel chef des Frères musulmans n’en démordra jamais. Son projet dépasse le clivage sunno-chi’îte, un concept ayant la faculté de neutraliser la capacité de discernement d’un Occident rationaliste auquel il arrive de décrocher face aux vives échappées de la mathématique céleste.
Or contrairement au tsar de toutes les Ruses, le subsultan agit de l’intérieur ; sa loi passe en douceur, sous les radars, a-droitement, nullement gauche, testant nos limites, exploitant le coefficient d’autodestruction de notre idéal de tolérance existentiel, pouvant compter sur une armée de Lucrèce Borgia dégenrées, ou purement dérangées, en tout cas prêtes à verser son petit cadeau dans la Coupe du monde de l’intégration intégriste. Resisterons-nous à la tentation d’y tremper nos lèvres.
Alors oui, j’avais en effet souligné le caractère inimpérial de la France avant de nous enjoindre, moi comme elle, à nous garder d’exposer l’Europe désoviétique à un risque de redépossession de ses éclats de souveraineté.
Et donc, au temps pour moi.
Bien qu’entre nous, il allait de soi que les États-Unis d’Amérique ne sont pas un empire en tant qu’une partie d’entre eux exercerait sa domination sur les autres, mais qu’ils le deviendraient nécessairement à partir du moment où ils abuseraient de la dépendance dans laquelle se trouveraient les nations bénéficiant de leur bouclier stratégique.
D’où la décision du général de Gaulle de sortir de l’OTAN plutôt que d’être embarqué, non pas dans une guerre qui n’était pas la nôtre, — ce qui menace les intérêts vitaux de nos alliés devrait toujours être considéré par nous-mêmes comme un danger imminent, — mais à travers une zone de conflit intérieure dont notre décolonisation nous avait suffisamment contraints à en arpenter les ruines de guerre, voire, pour les plus chanceux, à en sublimer les traumas.
Ainsi, c’est d’une Europe dépendante, convaincue par elle-même qu’elle ne peut plus ne pas être en situation de perte d’autonomie, d’une Europe grabataire, incapable de dire non à son grand Allié quand celui-ci dévie de sa mission première et revendique la liberté ultime de priver chaque homme qui le souhaiterait de tout ou partie de ses droits fondamentaux, dont les États européens de l’ex-bloc de l’Est pourraient légitimement se défier de tomber sous la coupe, et aucunement de ces États-Unis d’Europe, hyperpuissance potentiellement riche d’une histoire éclairée, transcendée, sublimée jusqu’à ses déchirements internes entremêlés de passions enflammées, qu’ils feraient bien, avec moi, d’appeler de leurs vœux.
Je me joins volontiers à l’élan de solidarité d’Emma Watson en faveur des héros de la Palestine libre. Aussi l’encouragé-je à poursuivre dans cette voie en posant les bases d’une paix durable au Proche-Orient par des actions moins bas-de-plafond que celles menées par la franchise Loach & Waters, grande savonneuse de planche de salut devant l’Éternel.
Et pourquoi pas commencer à Surda, avec une manifestation en faveur des droits des personnes LGBT devant le chantier du palais à 13 millions de dollars que s’est offert l’Autorité palestinienne, ce tiers de Maison-Blanche s’étendant oummesquement sur une superficie de 2,7 hectares…
C’est étonnant comme l’influence du communautarisme à l’anglo-saxonne a gagné en puissance après le Brexit ! Les Européens ont un problème avec le libéralisme lorsqu’il accroît les inégalités ; à l’inverse, quand ce dernier met les consommateurs laïque et intégriste sur un même pied d’égalité, le « totalitarisme libéral » semble vertigineusement trouver grâce à leurs yeux.
Entre Mila et Shamima Begum, il n’y a pas d’en même temps qui tienne. BOIRE le nectar des principes qui ont fondé l’Europe OU CONDUIRE notre monde à sa perte, IL FAUT CHOISIR.
Vive l’Europe libre !
Idlib de nouveau dans l’étau visqueux des hydres hydrophages.
D’un côté, Vlarecepdimir Pouterdoganine, de l’autre, Hetech, phagocyte de Daech, ou autorégénération de dernière génération du totalitarisme originel, sur le modèle al-Qaïda, « la base » quoi…
L’horloge présidentielle s’est saisie de la clé de la présidence tournante pour se remonter la morale. Et ce n’est pas trop tôt.
Nous ne saurions trop l’encourager à poursuivre sur sa lancée en manifestant autant d’enthousiasme à emmerder toute fraction de nation qui se laisserait convaincre de refuser le seul et unique vaccin qui, jusqu’à nouvel ordre, ait prouvé son efficacité contre la barbarie, nous entendons par là cette version haut de gamme de la citoyenneté que serait une infracitoyenneté du monde intégrée dans le programme génomique de notre espèce en voie d’humanisation constante.
L’ouvrage en question tel qu’il nous est présenté pourrait (utilement) s’intituler « Comment ouvrir les portes ouvertes? » Je résume: si vous souhaitez juger correctement gardez-vous de céder à l’émotion! Ceci dit, un peu d’émotion ne nuit pas. Cela pourrait vous « dynamiser ». Bien sûr le titre est important: il attirera tous ceux qui, abandonnant une part infime de leur narcissisme, imaginent qu’ils découvriront, enfin, la clef de l’intelligence, du savoir faire, et de mille bénéfices bénéfices jusque là inconnus. Peut-être que les auteurs de l’ouvrage se pensent « intelligents »? Il me semblent, dans tous les cas, qu’ils ont le sens des affaires. Savoir qui, à y réfléchir, n’est pas idiot!