« L’internationalisme a mauvaise presse, par les temps qui courent », écrit le philosophe français Bernard-Henri Lévy dans son dernier ouvrage, Une autre idée du monde, le second que lui ait inspiré la pandémie du Covid-19.

Son appel à ce que les Etats-Unis prennent la tête, en Occident, d’un nouvel interventionnisme non-militaire en faveur des peuples oubliés, est, ô combien, à rebours de l’esprit du temps, mais il y a là une dynamique que cet iconoclaste semble goûter. Loin de les écarter d’emblée, prenons en considération ses arguments et prêtons attention aux témoignages qu’il a recueillis tout au long de ses voyages à travers le monde.

BHL (ainsi qu’il est communément nommé) illustre le désespoir de ces peuples abandonnés, à travers une série de reportages réalisés en 2020 pour Paris-Match. Ce provocateur de soixante-treize ans s’est fait accompagner par une petite équipe de cinéma en vue de filmer quelques-uns de ces peuples parmi les plus ignorés aujourd’hui. Femmes nigérianes violées et assassinées par Boko Haram ; troupes kurdes luttant et mourant en Syrie ; soldats ukrainiens dans le Donbass ; réfugiés plongés dans la misère sur l’île grecque de Lesbos ; enfants orphelins des soldats de l’Etat islamique : toutes ces histoires sont épouvantables, chacune rendue plus épouvantable encore sous l’effet de la pandémie. 

Ce film, projeté ce mois-ci aux Etats-Unis, est une accusation accablante contre l’égoïsme et l’insensibilité du monde occidental, qui s’est recroquevillé sur lui-même en 2020 comme jamais.

« Tandis que nous étions assignés à domicile, ceux qui n’en avaient pas, eux, de domicile, furent rejetés dans le néant aux yeux des Occidentaux » m’a confié Lévy lors de notre entretien. Cette posture des Occidentaux a non seulement exacerbé les souffrances des pays les plus pauvres, mais a laissé le champ libre aux pires acteurs de ce temps, les dictateurs et les autocrates de tout poil, qui en ont profité pour faire avancer leurs intérêts.

« Nous avons vécu deux ans dans un univers parallèle, où la guerre en Syrie n’existait plus, où l’impérialisme chinois ne progressait pas, où les affidés de Poutine n’étaient plus dans l’Est de l’Ukraine. Tandis qu’eux étaient plus que jamais dans le monde réel. »

Cette abdication de la responsabilité pour autrui durant la pandémie est un symptôme de la profonde fatigue et de l’apathie politique qui corrompent l’idée-même d’internationalisme, développe Lévy. A ses yeux, le monde occidental a perdu foi en son devoir d’étendre la démocratie, la liberté et la dignité, selon les principes des Lumières, pour le progrès de l’humanité. A ne pas confondre avec le capitalisme effréné d’aujourd’hui ni avec les interventions militaires.

« Je suis en faveur des interventions humanitaires, et elles seulement. Je suis en faveur de politiques spécifiques, qui n’abandonnent pas le terrain aux puissances adverses, la Russie, la Turquie, les Frères musulmans ou la Chine. »

Dans un des passages du film, Lévy rencontre le fils du commandant Massoud dans la vallée du Panchir, en Afghanistan. Il met en garde que si les forces américaines se retirent du pays, les Talibans l’emporteront et que des millions de femmes et de filles afghanes seront remises en cage. A ses yeux, la mission de l’OTAN en Afghanistan ne fut pas un échec mais un succès : elle a libéré des millions d’Afghanes et d’Afghans. C’est seulement par manque de volonté que les Etats-Unis ont abandonné la partie, d’où est résultée la catastrophe.

Lévy garde une rancune spéciale pour certains tenants de la Gauche française, à laquelle, par ailleurs, il se rattache sur le spectre politique français. Il leur reproche de donner la priorité à la politique domestique au détriment du sort des peuples les plus vulnérables. Durant les années 70 et 80, la Gauche faisait cause commune avec les dissidents du monde entier, s’engageait activement à leurs côtés.

« Aujourd’hui, une partie de la Gauche est sourde et muette. Elle s’est infligée elle-même sa propre cécité. De la situation des Ouigours et de tant d’autres en Chine, des homosexuel(le)s en Iran ou en Russie, des Kurdes dans le viseur d’Erdogan, les tenants de cette Gauche-là se lavent les mains. »

Le rapport de l’activisme internationaliste de Lévy fait l’objet de controverses. Ses contradicteurs citent l’intervention de l’OTAN en Libye, dont il s’était fait l’avocat, comme exemple de ses espérances ratées. Et d’ailleurs quand Lévy revient en Libye en 2020, il n’est pas accueilli par une parade mais tombe dans une embuscade, lui et son équipe, dont ils s’extirpe non sans mal, comme il le raconte dans son livre et le montre dans son film.

Lévy, pour autant, n’en démord pas. Ceux qui avaient raison en Lybie étaient, outre lui-même, John MacCain ou l’ambassadeur Chris Stevens ; pas le président Obama qui parla de la Libye comme de sa pire erreur.

« Nous ne saurons jamais ce que serait devenue la Libye si l’Occident ne l’avait pas laissée tomber après la chute de Kadhafi. Mais nous pouvons agir aujourd’hui encore pour empêcher que de nouvelles horreurs voient le jour dans les pays les plus oubliés de la terre. »

La fatigue des Américains en matière d’internationalisme est due à l’absence d’un leadership politique courageux, avance Lévy. Seuls les Etats-Unis ont le pouvoir et donc la responsabilité de prendre la tête, sur tous ces sujets. Et l’Amérique conserve toujours la capacité de l’emporter.

« La puissance de l’Amérique est toujours là, me dit Lévy. Vous pouvez faire bien plus que vous ne le pensez. Je suis de ceux qui l’ont vérifié sur le terrain. »

L’Amérique en tête de l’internationalisme, en dépit de ses défauts et de ses pas de côté, demeure le dernier et meilleur espoir pour l’humanité.

Reste qu’il ne devrait pas revenir à un philosophe français de nous le rappeler, à nous Américains et de nous convaincre que notre intérêt vital est de nous faire les champions du combat pour les droits humains et la liberté au-delà de nos frontières.

(Traduit par Gilles Hertzog)


Lire la publication originale, en anglais, dans le Washington Post.