Cher Ahmad,

Tu ne me connais pas, mais moi et quelques millions de personnes te connaissons depuis le 9 septembre 2002. J’aurais aimé m’adresser à toi de vive voix, car je sais que la parole soulève plus terre que des vents contraires, te dire mon émotion lorsque tu apparus sur les écrans du monde, courage sur le front et larmes dans la voix. Je t’écris non pour te rappeler le malheur indécent, mais pour tracer les lignes dans la mémoire future de cette terre où tu es né et qui n’en peut plus d’être meurtrie par la cruauté des hommes, les calamités de l’histoire et l’acharnement du destin.

J’ai essayé d’expliquer à mes enfants l’Afghanistan, cette splendeur des civilisations, avec ses poètes et ses héros, ses montagnes et ses traditions. Je leur ai raconté les invasions, les destructions et la résistance. Quand j’ai évoqué ton père, le commandant Massoud, ils m’ont demandé s’il avait des enfants et s’il pouvait s’en occuper. Je leur ai appris qu’il était mort ainsi que les conditions de sa disparition. Ce fut ainsi que j’ai évoqué ton nom et l’héritage lourd que la famille et les compagnons de ton père t’ont transmis. Je dis qu’il est lourd pour tes treize ans, un âge où l’on n’est plus un enfant, et pas encore un adulte.

Ma fille aînée m’a demandé « c’est quoi cet héritage ? ». Je lui ai raconté l’histoire de ton père. Je lui ai dit que c’était un grand homme politique, un bon croyant, un homme qui n’utilisait pas la religion pour faire de la politique ou du commerce, un homme pieux, attaché à sa terre et à son peuple, un homme modeste, cultivé, un stratège avisé, un meneur d’hommes et un résistant piégé de la manière la plus stupide et la plus criminelle par deux faux journalistes et vrais assassins. Le fait que ces deux terroristes étaient d’origine maghrébine a redoublé ma colère et ma rage.

« Pourquoi ? Pourquoi l’ont-ils tué ? » me demanda ma fille. Le terrible attentat qui a démoli les tours de New-York le 11 septembre avait commencé en terre afghane. En tuant Massoud, les ennemis de ton pays, les ennemis de l’islam et des libertés préparaient le terrain de l’histoire et des conséquences de leurs crimes contre l’Amérique.

Ainsi la tragédie est venue jusqu’à ton sommeil, elle t’a tiré de l’enfance et t’a jeté dans le drame et le deuil. Tes oncles et compagnons de ton père t’ont sorti de tes treize ans pour faire de toi un homme avant l’âge. Ils ont fait de toi le fils et l’héritier de ton père. Tu es devenu le symbole de la relève. Fini le temps de l’innocence, du jeu, abandonné le rire et l’insouciance. Tu es passé d’un monde à un autre. Le tragique a fait irruption dans ta vie et tu ne peux plus échapper à l’histoire.

Je me suis dit : comment est-ce possible de priver un enfant de son adolescence, comment accepter cette charge dont tu ne peux pas mesurer la gravité et l’ampleur ? Il paraît que tout est fait pour te préparer à devenir un politique, un guerrier, un chef de troupes, un digne représentant de ton père, et qui sait un prophète. Alors tu n’auras plus le temps de vivre les émotions vives de ces années équivoques où on passe doucement à l’âge d’homme. Tu n’auras peut-être plus le droit de plaisanter avec la réalité ni de construire des rêves autour d’une maison pleine de lumière où des filles de ton âge se cachent pour attendre d’être émerveillées par un prince sur un cheval ailé. Tu passeras à côté de cette belle demeure et tu refuseras de penser à ces moments de jeu et d’émotion. Le devoir te rappellera à l’ordre, l’ordre de la vigilance et du sérieux.

Tu es le fils de ton père, et pas n’importe quel père. Tu es le descendant de celui qu’on appelait « Le Lion du Panshir », celui qui, de son refuge de Khodja Bahauddine a été surpris par la mort, là où il ne s’y attendait pas.

À présent l’Afghanistan est en train de renaître. Tout est à reconstruire, tout est à repenser. Et toi, cher Ahmad, tu es en charge de grandir, de devenir un homme pour te vêtir avec les habits du Lion, puiser dans la mémoire et la vie de ton père le courage et la sagesse dont tu auras besoin. Mais auparavant, tu devrais étudier, vivre comme les jeunes de ton âge, avoir des ambitions, des envies, des petites folies afin d’assouvir ton besoin d’exister au sein de valeurs que t’a enseignées ton père et que tu dois porter dans la vie quotidienne en son souvenir mais aussi en signe de fidélité à la grande culture et à la civilisation de ton pays. N’oublie pas ta jeunesse tout en pensant à ton rôle particulier et à la tâche qu’impose cet héritage arrivé trop tôt dans ton destin.

Affectueusement à toi,

Tahar Ben Jelloun