Été 1996, Kaboul. Ma mère tient l’écouteur à l’oreille : deux combattants talibans sont en grande conversation. Ils se gaussent : « Nous sommes au sommet de la colline de Sang Naweshta. Quand nous prendrons Kaboul, nous tuerons tous les infidèles, ce sera leur fin. » Ma mère demande à mon père s’il sait où est au juste cette colline en Afghanistan. Mon père pointe du doigt : « Celle-là là-bas ».

Je me souviens de la scène comme si c’était hier. Ses jambes se dérobent sous elle, ma mère manque tomber. « Celle-là, juste là ? Mais ils sont à notre porte ! ». Quelques semaines plus tard, mes deux frères et sœurs, mes parents et moi quittons notre maison à Kaboul avec une valise pour New Delhi, et ma vie en exil a commencé.

À Delhi, nous séjournions tous les cinq dans une même chambre d’hôtel, la nourriture était trop épicée, mais pour la première fois depuis longtemps, nous ressentions une sorte de paix. Il n’y avait pas de coups de feu, pas de roquettes tirées, et même de l’électricité en continu ! Quitter son pays et laisser tout ce pour quoi vos parents, votre famille, vos compatriotes ont travaillé et sont morts, est un sentiment épuisant, indescriptible. Votre vie est en suspens, vous attendez de voir si l’univers vous donnera à nouveau le privilège d’avoir un pays, un quartier, un sentiment d’appartenance, les roses dans votre jardin et un vélo rouge. Vous êtes rempli d’appréhension, ne sachant pas ce que demain vous réserve.

Fin 2001, je suis à l’école à Sharjah, aux Émirats arabes unis, quand on nous apprend que l’Afghanistan est libéré. J’éprouvais un sentiment doux-amer, l’Afghanistan était enfin libéré des chaînes d’oppression que les talibans avaient créées, mais mon oncle Ahmad Shah Massoud n’était plus là pour en être témoin. Il avait été tué deux jours avant le 11 septembre. Enfant, je me suis persuadée qu’il souriait quelque part au paradis en apprenant cette nouvelle.

Ce fut une période euphorique pour mon pays, le monde entier soutenait le peuple afghan. Les écoles rouvraient, les médias commençaient à prospérer, des institutions étaient mises en place. Après des années de tristesse, nous étions à nouveau en vie. De nombreux Afghans sont retournés dans leur pays, ouvrant une nouvelle ère pour l’Afghanistan. Toute une génération de jeunes Afghans a commencé à fréquenter les écoles et les universités, comme jamais dans notre histoire. Le monde a prêté attention et nous a encouragé à faire plus, à rêver plus grand. Des groupes de jeunes sont allés étudier à l’étranger et sont revenus travailler dans mille domaines, ouvrant des capacités auparavant inexistantes.

Cependant, il n’y avait pas que des bonnes nouvelles et des jours heureux. L’Afghanistan était toujours terrorisé par les talibans, surtout après 2014, tandis que les attentats-suicides et les assassinats ciblés devenaient la norme. Dans le même temps, les institutions démocratiques ont commencé à se détériorer, les élections ont été entachées de fraude et la corruption est devenue endémique. Un gouvernement extrêmement centralisé a été mis en place après 2001. Le gagnant des élections prend tout le système, dans un pays divisé, touché par la guerre, aux structures sous-jacentes centripètes, ce décalage désastreux entraînant une instabilité permanente.

Après la signature de l’accord de Doha entre le gouvernement américain et les talibans le 29 février 2020, une nouvelle ère a commencé en Afghanistan. Alors que beaucoup espéraient un règlement de paix, j’ai toujours eu scrupule à faire confiance aux talibans. Comment auraient-ils pu changer ? Pour autant que je savais, ils lapidaient toujours les femmes, coupaient les mains des voleurs et brûlaient les écoles dans les zones qu’ils contrôlaient.

Le souvenir de la perte de mon grand-père maternel, ancien président de l’Afghanistan, Burhanuddin Rabbani, nommé président du Haut Conseil pour la paix par le président Karzaï en 2010, m’est venu à l’esprit lorsque j’ai vu le chef taliban et le représentant spécial américain pour la réconciliation en Afghanistan se serrer la main. J’ai perdu mon grand-père le 20 septembre 2011, le jour de son anniversaire, lorsqu’un kamikaze déguisé en négociateur de paix, cachant des explosifs dans son turban, l’a tué dans sa propre maison. Les hommes qui se trouvaient dans la pièce m’ont dit que, dans le dernier moment de sa vie, mon grand-père avait embrassé le kamikaze sur le front, une salutation habituelle d’une personne âgée rendant hommage à une personne plus jeune, en Afghanistan. Mon grand-père était un intellectuel islamique profond qui a donné cinquante ans de sa vie à lutter pour sa patrie, il a enduré tant de tragédies, et quand je l’ai perdu, j’ai perdu l’une des plus grandes figures de ma vie. Je regrette encore aujourd’hui de ne pas avoir passé plus de temps en sa compagnie et de n’avoir pas appris plus de lui.

Aujourd’hui, que les provinces et les districts sont tombés à un rythme alarmant aux mains des talibans, j’ai lu beaucoup de commentaires sur la façon dont les Américains ont abandonné le peuple afghan, sur le rôle du Pakistan perpétuant les talibans, et bien que je ne sois pas en désaccord avec ces points, il y a aussi ce facteur, le moins mis en avant : la mauvaise gouvernance qui émanait de Kaboul. L’Afghanistan restait l’un des systèmes de gouvernance les plus centralisés au monde, alors qu’un système décentralisé aurait constitué une source importante de résilience face au conflit et une alternative en période difficile. Mais l’État afghan, et les talibans de même, considéraient toute légitimité locale comme une menace sur leur pouvoir. La gouvernance centralisée a contribué à la nomination de responsables de la sécurité uniquement sur la base de la loyauté envers ceux qui étaient au pouvoir, privant ainsi l’Afghanistan des combattants les plus expérimentés du pays.

J’éprouve un sentiment d’épuisement ces jours-ci, comme si je n’avais pas dormi depuis des années, tandis que je voyais un endroit après l’autre tomber entre les mains des talibans comme un fruit mur. Cela semble être une cruelle répétition de l’histoire. Une fois de plus, avec des millions d’autres Afghans, je vais être forcée à l’exil, investie de plus grandes responsabilités maintenant que j’ai trente ans, que je suis mère d’un enfant d’un an, avec un autre qui est en route.

Je pense à tous ces jeunes qui avaient tant d’espoirs et de désirs pour leur pays, qui essaient maintenant frénétiquement de trouver des moyens de rester en vie et d’échapper à la brutalité des talibans. Je pense aux personnes âgées qui croyaient avoir vu la fin de leur ère maudite. Le destin en a décidé autrement. Je rencontre des gens qui me parlent de la bravoure des Afghans, de la façon dont nous nous sommes toujours battus pour notre liberté, de la résilience de mon peuple malgré les difficultés que nous avons endurées, et je me dis jusqu’à quand ? Combien de temps devrons-nous endurer cette guerre ?


Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog.