Si l’on vous dit Haut-Karabakh, vous pensez peut-être conflit lointain, aux confins du Caucase du Sud, entrelacs compliqué d’influences rivales, de la Turquie à la Russie, contradiction insoluble entre l’intangibilité des frontières et l’autodétermination des peuples… Longtemps, j’ai pensé comme vous. Et puis cette guerre, improprement qualifiée de conflit gelé, a repris à l’automne dernier : 44 jours d’affrontements intenses, de lourdes pertes de part et d’autre, une défaite cuisante pour l’Arménie, une supériorité écrasante de l’Azerbaïdjan et de son allié turc, un cessez-le-feu imposé par Moscou, des hostilités suspendues mais des accrochages qui se poursuivent et s’étendent, aucune perspective à court terme de règlement définitif du conflit… Alors j’ai souhaité me rendre sur place, à Erevan d’abord, à Stepanakert, capitale du Haut Karabakh ensuite, pour écouter, voir et tenter de comprendre.
Je pourrais vous décrire le retour de la Russie dans le Caucase, présente comme jamais depuis la chute de l’URSS : ses soldats qui maintiennent le cessez-le-feu, une présence qui rassure les populations du Haut-Karabakh mais qui sait aussi faire comprendre que rien ne peut se faire sans elle.
Je pourrais vous parler de l’alliance entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, visible comme jamais pendant comme après les combats, du drapeau turc flottant sur la ville de Chouchi à la visite qui y a effectué Recep Tayyip Erdogan, émerveillé de voir son influence s’étendre là où l’Histoire se souvient davantage des premiers monastères arméniens, de la présence des Perses et de l’Empire russe.
Je ne vous dirai rien du rôle de l’Iran voisin, car il n’y a rien à en dire : resté coi pendant les combats, il a tenté de s’entremettre pour aider à y mettre fin mais n’a été sollicité par personne, bien qu’il ne soit brouillé ni avec Bakou, ni avec Erevan.
Sur tout cela je ne m’étendrai guère, hormis pour regretter l’absolue passivité de l’Europe, toute occupée à regarder ailleurs en dépit d’un Partenariat oriental qu’elle vante volontiers et qui inclut l’Arménie aussi bien que l’Azerbaïdjan. Pas vu non plus l’ombre du Groupe de Minsk, dont l’objet même est le traitement du conflit du Haut Karabakh, en-dehors des déclarations courageuses du Président français.
Non, ce ne sont pas les enjeux géopolitiques dont je veux témoigner, car chacun croit les comprendre sans bouger de chez lui. Ce sont des hommes, des femmes et de — très —jeunes soldats que j’ai rencontrés dont je souhaite faire entendre la voix.
Celle de cette famille originaire d’Hadrout et rencontrée à Stepanakert, où elle a trouvé refuge. Voyant depuis le haut d’un immeuble les troupes azéries avancer vers la ville, le fils est sorti chercher le père pour le mettre à l’abri. L’un et l’autre, tous deux civils, furent faits prisonniers par les Azéris. Le père, libéré en décembre, nécessite désormais un suivi psychiatrique. Le corps du fils, marqué par les traces de tortures, a été rendu à la famille. Ils vivent à 6 dans deux chambres d’hôtel mises à leur disposition. Aucune aide internationale ne vient au secours de ces déplacés, 30 000 au total. Ils veulent rester au Haut-Karabakh, où ils ont leurs racines, mais refusent d’être sous la coupe de l’Azerbaïdjan, dont le régime autoritaire ne fait pas mystère de son mépris pour « ces chiens d’Arméniens ». L’Arménie réclame encore le retour de 200 prisonniers de guerre. L’Azerbaïdjan affirme ne plus en détenir aucun, seulement des « terroristes ».
Celle de ces jeunes étudiantes au centre francophone Paul Éluard de Stepanakert, qui se rêvent guides touristiques ou traductrices de français et viennent de visionner Les Choristes. Le centre est financé par des associations de la diaspora arménienne en France et témoigne de cette demande de France éperdue que l’on trouve autant au Haut-Karabakh qu’en Arménie. Pourtant nos diplomates ne sont pas autorisés à se rendre à Stepanakert et nos collectivités locales se heurtent à des tracasseries administratives lorsqu’elles s’efforcent de venir en aide aux populations du Haut-Karabakh, au motif que le statut définitif du territoire n’est pas réglé.
Celle du patriarche de l’Église d’Arménie, le Catholicos Gareguine II, empressé à me montrer les stèles anciennes, les khatchkars, rapportées en catastrophe du monastère de Dadivank face à l’avancée des troupes azéries. Aujourd’hui le monastère est sous la protection des soldats russes, mais 1.500 monuments arméniens du Haut-Karabakh sont désormais sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Au vu des destructions perpétrées par Bakou dans l’enclave du Nakhitchevan et des déclarations du Président Aliev, le sort des églises, des monastères, des cimetières et des stèles arméniennes du Karabakh appelle une protection internationale urgente. Pour l’heure, l’UNESCO a annoncé une mission mais rien n’est advenu.
Celle enfin de ce militaire de 19 ans rencontré à la Maison du Soldat d’Erevan, centre de rééducation des soldats blessés dans le conflit. Plus de 3.000 y ont été traités depuis septembre 2020. Beaucoup ont perdu les deux pieds sur des mines, ont subi des blessures multiples en raison des bombes à sous-munitions. Lui n’a plus de bras. A 19 ans il s’exerce avec sa première prothèse. Il peut déjà fumer, manier son téléphone et a passé une bague au doigt de sa fiancée. Il attend sa deuxième prothèse pour se mettre au piano. Il voudrait que je revienne pour que nous jouions ensemble.
J’ai promis de revenir. A Erevan comme à Stepanakert. Car ce conflit n’est pas réglé même si les armes se sont tues — et encore pas tout à fait, puisque les escarmouches se multiplient ailleurs sur les 400 km de frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, au risque que les hostilités reprennent pour de bon. La Russie a stoppé les combats et rien ne pourra se faire sans elle. Mais elle ne pourra pas régler seule un conflit né sur les cendres de l’Union soviétique et ravivé par le retour de la présence turque. Un conflit qui prend à revers la volonté d’un peuple, le peuple arménien, qui veut maintenir son identité malmenée trop souvent par l’Histoire. Un conflit où des régimes autoritaires ne sont pas d’accord sur grand-chose, sauf pour regarder de haut la démocratie arménienne et oublier les droits de l’homme. Un conflit aux atteintes répétées au droit international par ceux-là mêmes qui s’en réclament. Un conflit à la fois si loin et si proche, où une inaction prolongée de l’Europe serait lourde de conséquences. Au Caucase comme ailleurs il n’y a de conflits gelés qu’en apparence. Le grand dérèglement géopolitique a commencé et au milieu on y trouve des hommes, des femmes et de — très — jeunes soldats dont il faut entendre ce qu’ils ont à nous dire.
Tres interessee par vos ecrits