Il dessina un archipel de concepts : identité-nomade, pensée en relation, diversité infinie, errance et tremblement, droit à l’opacité, créolisation sans retour… Lorsqu’on repart sur la trace des notions qu’Édouard Glissant a inventées, on est pris de vertige en imaginant les mondes nouveaux qu’il anticipait ou savait détecter. Lui, l’homme de la Caraïbe, né dans un petit pays, avait transformé sa géographie en un paradigme politique permettant de déchiffrer le monde entier : le Tout-Monde, son mot fétiche, désignait moins la totalité du monde que le processus d’archipélisation qui fragmente, dissémine et relie les continents. Glissant proclama la fin des centrismes, aussi bien l’européocentrisme que l’afrocentrisme : même l’opposition entre centre et périphérie avait, grâce à lui, perdu sa pertinence. Immergé dans le divers, fasciné par les différences, émancipé des mythes de l’origine et de l’authenticité, Glissant rejetait tous les enfermements, que ce soit au milieu ou à la marge. Ne pas être prisonnier d’une identité, d’un concept, d’une nation, d’une couleur, d’un passé, tel fut son principe moteur. Sa poésie et sa philosophie sont en effet des machines de guerre contre les pensées carcérales de l’Un, qu’il s’agisse des nationalismes, des universalismes ou des monothéismes. Ouvert à l’imprévisible, à la transformation, à l’irréductible, Glissant brisait toutes les tentatives de réduction en s’émerveillant devant l’infinie diversification du vivant, des humanités, des langues et des paysages. 

Dix ans après sa disparition, de telles perspectives semblent relever d’une belle utopie, tant refluent de toutes parts des courants identitaires puissants. Les racines, les couleurs de peau, la généalogie victimaire, la volonté de séparation, la non-mixité reviennent en force. Chacun se sent obligé de commencer ses phrases par « moi qui suis… » pour signifier son appartenance et valider son discours. Le langage de la race est employé sans plus de défiance contre cette notion que les scientifiques croyaient avoir définitivement condamnée. La situation a changé, dira-t-on, ou bien on observera que l’absence des mots offensants n’avait pas empêché que perdure l’offense. De fait, le racisme n’a pas disparu et, pour le reconnaître et le combattre, il faut nommer le tort et identifier ses victimes. Lorsque j’interrogeais Édouard, dans L’Entretien du monde(PUV, 2018), sur ces réactions qui pointaient déjà au début du XXIe siècle, il répondait qu’elles confirmaient paradoxalement ses hypothèses : selon lui, la créolisation suivait sa marche inexorable dans tous les lieux du monde, et les régressions communautaires et nationalistes en étaient les symptômes résiduels ! L’anti-hégélien qu’il était, compagnon de Deleuze et Guattari, reprenait curieusement une conception de l’Histoire comme accomplissement d’un sens universel, fût-il la multiplicité. Utopiste revendiqué, il traçait des lignes de fuite au cœur du réel. 

Glissant s’est-il trompé sur le monde qui vient, ou avait-il une vision à plus long terme ? Seuls les diseurs d’avenir ou les donneurs de leçons politiques répondront. « Nos récits sont des mélopées, des traités de joyeux parler, et des cartes de géographie, et de plaisantes prophéties, qui n’ont pas souci d’être vérifiées », écrivait-il dans le Traité du Tout-Monde. La transmission de sa pensée et de sa littérature mérite à tout le moins qu’on respecte tant sa complexité que son inventivité, sans la replier sur des slogans. Glissant souffrait qu’on réduise son éloge du métissage à un prêchi prêcha sur le mélange des gènes. Du coup, il lui avait substitué une pensée de la créolisation, mais une fois encore, il devait préciser que cette dernière ne fixe aucun impératif moral et qu’elle peut prendre aussi des formes tragiques, comme ce fut le cas avec le transbordement des esclaves, et l’implantation forcée dans les Amériques. Depuis sa mort, ses idées gagnent une large audience au sein de cultures très diverses, en Extrême-Orient, en Afrique et dans les Amériques, mais elles sont aussi récupérées par des intérêts idéologiques. Glissant est souvent réquisitionné par les défenseurs de la négritude ou les demandeurs de réparation alors qu’il écrivit à l’inverse de ces thèses. 

Malgré la volonté militante de la simplifier, l’œuvre de Glissant reste multiple et opaque, exigeant d’incessants « détours », faute d’un accès direct au sens, et à l’histoire et au pays d’avant. L’auteur s’incarne autant dans la lignée des Béluse que dans celle des Longoué, ses deux généalogies romanesques et concurrentes, issues de l’esclavage et du marronnage. Et s’il a redonné une histoire aux peuples de la Caraïbe, que ce soit avec un de ses plus beaux romans, Le Quatrième Siècle, ou à travers les études sociologiques du Discours Antillais, il a aussi fureté dans les imaginaires des écrivains qu’on affublerait aujourd’hui du qualificatif « blanc ». Il admirait Claudel, Saint-John Perse et même Faulkner qu’il considérait comme le plus grand auteur du XXe siècle, malgré sa complicité objective avec le Sud raciste des États-Unis. On n’enferme pas Glissant dans une cause, car il est avant tout un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui pense, imagine et vit dans la langue. Cela ne l’a jamais empêché de s’engager dans des luttes politiques, et de signer des textes accusateurs. Cependant son œuvre demeure un immense travail poétique, même lorsqu’il écrit de la philosophie, mené sur une soixantaine d’années, à travers des poèmes, des romans, des pièces et des essais. La longue traversée de Glissant est aussi bien historique que géographique et littéraire.

« Christophe Colomb est parti, c’est moi qui reviens » aimait-il déclarer lorsqu’il prenait le bateau de Southampton vers New York et la Martinique. Des Indes à Poétique de la relation – ses deux chefs-d’œuvre – il a refait le parcours de la « découverte » de l’Amérique et de la Traite transatlantique. Il a cherché à donner une voix au premier cri de l’esclave, qui demeure à jamais inaccessible. Ayant à l’oreille cette vocalité fantôme, il a inventé des langages poétiques et philosophiques, il les a ressassées et transformés, afin de convertir la tragédie en une pensée de la Relation. Le génie de Glissant tient dans cette ressource imaginaire qui lui permet à la fois de rendre justice à une histoire refoulée, et de l’ouvrir sur la rencontre généreuse du divers. Au sortir du chaos politique des États-Unis, on se prend à rêver que le poète philosophe revienne encore une fois dans cette Amérique où il vécut une vingtaine d’années. Critiquant à la fois l’universalisme républicain français et le multiculturalisme communautaire américain, il leur substituait une expérience des identités nomades qui changent en échangeant. Un jour les frontières qui séparent laisseront place aux frontières qui distinguent et relient, suggérait-il à Barack Obama, dans une lettre transportant la rumeur des océans. Les écrivains sont parfois lus longtemps après leur disparition, imprédictibles. 


François Noudelmann organise aujourd’hui une rencontre-débat, à la Maison française de New York University, pour les 10 ans de la disparition de Glissant, le 3 février. Pour consulter la programmation, cliquez ici.