Le monde fait face à une déflagration géopolitique probablement sans précédent, avec une crise sanitaire qui pose de multiples défis à l’Europe. Alors que la plupart des pays européens sont confinés, comment organisez-vous votre travail au sein du Parlement européen, une institution avec des membres qui viennent de différents États ? Est-ce que vous faites des réunions en visioconférences ?
C’est un vrai défi de faire fonctionner une démocratie délibérative à distance, mais c’est un défi que le Parlement européen a très vite décidé de relever. Et la réalité de notre travail de parlementaires européens, c’est que nous sommes pleinement engagés, chacun chez soi jusqu’à présent, et en visioconférences toute la journée pour préparer des textes, pour les négocier, pour les voter, au sein de nos groupes politiques, au sein de nos commissions parlementaires – je préside la sous-commission sécurité et défense – et au sein de sessions plénières. En très peu de temps, le Parlement européen a réussi à s’organiser pour que les sept cents députés européens puissent participer à ces sessions pleinières et voter à distance, ce que nous faisons – la prochaine plénière est la semaine prochaine.
Je tiens d’ailleurs à rendre hommage au président du Parlement européen, l’Italien David Sassoli, et à ses équipes, qui ont relevé ce défi – et c’est un sacré défi. Pendant ce temps-là, une partie de nos locaux a été mise à disposition pour accueillir des femmes en situation de grande précarité, et les cantines du Parlement européen servent des repas aux soignants et aux sans-abris de Bruxelles et de Strasbourg.
L’écrivain danois Jens Christian Grøndahl, un Européen de cœur qui écrit régulièrement des textes pour vanter le projet européen, a pourtant signé récemment une tribune très amère qui titrait : « L’Europe ressemble à un rêve fané ». Est-ce que vous comprenez la déception que l’Union européenne suscite au regard de la gestion de cette crise sanitaire ?
Je pense qu’il faut regarder les choses autant avec passion que de manière équitable. Avec passion, parce que le projet européen, le plus beau projet politique qui ait été inventé depuis soixante-dix ans, est en effet aujourd’hui en danger, et qu’il faut le promouvoir et le protéger. Mais quand on dit que le projet européen est en danger, qu’est-ce ce que cela signifie ? Est-ce que ce sont les institutions européennes qui ont failli, ou est-ce que ce sont les États membres, et plus précisément certains États membres, qui n’ont pas été à la hauteur des décisions à prendre ? Très vite, face à la pandémie, le Parlement européen a voté à une écrasante majorité pour des mesures extrêmement ambitieuses, à la fois sur le plan sanitaire et sur le plan économique ; et nous avons réussi à surmonter nos divisions, à la fois politiques et nationales. Du côté de la Commission européenne, on peut dire qu’il y a eu un retard à l’allumage – le même retard que celui qu’on a constaté dans le monde entier. La Commission n’a pas été plus agile que ne l’ont été les gouvernements nationaux, qu’il s’agisse des gouvernements européens, chinois, américain ou russe. Personne n’était prêt pour une pandémie de ce type et de cette ampleur, et la Commission n’a pas fait exception. Mais quand elle s’est mise en ordre de marche, elle a pris en quelques semaines des décisions que l’Union européenne avait mis des années à prendre au moment de la crise financière de 2008. La Commission européenne a fait en quatre semaines ce qu’on avait fait en quatre ans, c’est-à-dire qu’elle a suspendu le pacte de stabilité et la surveillance des déficits budgétaires. Elle a très vite mis en œuvre un système de soutien au chômage partiel dans tous les pays européens qui en ont besoin. On nous dit qu’il n’y a pas d’Europe sociale – mais là, brutalement, la Commission européenne a inventé un système qui n’existait pas. La Banque centrale européenne est intervenue massivement. Alors qu’il avait fallu quatre ans pour que la BCE prononce le fameux « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi, qui l’a rendu si populaire à juste titre, il n’a fallu que quelques semaines à Christine Lagarde pour s’engager à intervenir à hauteur de mille milliards d’euros ; et si l’euro n’a pas décroché, si les marchés ne se sont pas emballés, c’est grâce à cela. Il en va de même pour ce qui est de la capacité à acheter du matériel médical en commun entre pays de l’Union européenne : quasiment tous les pays européens y font appel aujourd’hui. Il y a donc beaucoup de choses qui ont été inventées, mises en actes pour la gestion de l’urgence.
Ce qui nous manque, c’est la vision de la suite, car c’est une crise qui va s’installer dans la durée et il faut que nous soyons capables de promouvoir une relance en Europe qui ne laisse personne de côté. Et là, on voit resurgir les vieux réflexes de clivage entre le Nord et le Sud de l’Europe, car certains pays continuent de porter un regard déplacé sur les causes et les conséquences de la crise dans le Sud de l’Europe. Les pays scandinaves, les Pays-Bas, et pour une grande part l’Allemagne, ont mis du temps à remettre en question les préjugés qu’ils traînaient depuis 2008, quand ils parlaient des pays du Sud de l’Europe comme du Club Méditerranée. On a entendu des choses effarantes, et nous ne sommes toujours pas en mesure de savoir exactement ce que sera la réponse européenne pour l’après, c’est-à-dire pour la relance : y aura-t-il une vraie solidarité ou est-ce que ce sera le chacun pour soi ? Plutôt que d’accuser l’Union européenne, il faudrait regarder comment se comportent les gouvernements nationaux.
On a l’impression que ces divergences entre le Nord et le Sud se sont encore accrues avec cette crise, au point qu’on se demande même si la construction européenne n’est pas mise à mal. Comment peut-on unir et redonner foi dans les projets européens, alors qu’il y a, pour une crise commune, deux manières si antagonistes de voir les choses ?
Je ne sais pas si les divergences se sont accrues. C’est plutôt qu’on ne se parle plus de la même manière : quand on en vient à des questions de vie ou de mort, comme cette pandémie nous y expose, la franchise prend le pas sur les formules de politesse et le langage diplomatique. On a entendu le Premier ministre portugais qualifier les propos du ministre des Finances néerlandais de répugnants, chose que l’on n’aurait pas pu entendre en 2008. Certes, nous traversons des moments difficiles, des moments où la cohésion est effectivement mise à rude épreuve. Mais cela veut-il dire que tout va imploser ? Je pense profondément que l’Europe est en même temps plus solide qu’on ne le croit et plus menacée. Plus solide qu’on ne le croit, parce que, précisément, elle est en train d’inventer en marchant. Nous essayons aujourd’hui d’élaborer des réponses conjointes pour aider indistinctement tous les pays de l’Union européenne, quelles que soient leur situation économique et budgétaire préalable. Si nous y parvenons, nous aurons fait faire un pas en avant considérable à l’Union européenne. Mais il faut qu’on y arrive, parce que si l’on échoue, avec des pays qui se relèveront très différemment de la crise et dont les économies seront encore plus divergentes qu’auparavant, nous ne pourrons pas conserver un marché unique, ni une monnaie unique.
L’Italie est déçue et blessée par la réponse européenne qui lui a été donnée. Premier État européen à avoir été touché par le COVID-19, avec le plus important nombre de décès enregistrés (avant d’être, tout dernièrement, dépassée par le Royaume-Uni), elle a le sentiment d’avoir été délaissée par l’Union européenne, comme elle dit l’avoir été en 2019, lors de ce que certains appellent la « crise migratoire ». De récents sondages publiés sur le site du gouvernement italien indiquent que 71 % des Italiens pensent que la pandémie de COVID-19 a détruit l’Union européenne, et qu’environ 55 % seraient pour sortir de l’Union européenne, ou en tout cas de la zone euro. Quelle réponse l’Union européenne pourrait-elle apporter à l’Italie, qui semble plus que jamais atteinte du virus de la méfiance ?
L’Italie est atteinte du virus de la méfiance ; elle est aussi atteinte – et ce n’est pas nouveau – du virus du populisme. Certaines critiques sont fondées – et d’ailleurs, Ursula van der Leyen a présenté ses excuses à l’Italie – : la Commission européenne n’a pas pris assez vite la mesure de ce qui était en train de se passer en Italie, tout simplement parce que l’Italie a été le premier pays européen, chronologiquement, à être touché. Nous avons tous été victimes de cette impréparation. Je vous rappelle que lorsque le virus a fait son apparition en Europe, nous ne savions pas ce qui était en train de nous arriver ; on nous avait dit que ce n’était pas plus grave qu’une grippe. Il y a eu beaucoup d’opacité – pour dire le moins – de la part de la Chine quant au démarrage du virus, sa nature, ses caractéristiques, sa transmission entre individus, etc. La Commission européenne, en effet, n’a pas été assez rapide pour apporter les premiers secours qu’elle aurait pu essayer d’apporter, secours qui n’auraient de toute façon pas suffi mais qui auraient pu venir plus vite. Mais en face, qu’a-t-on, en Italie ? Nous avons vu ad nauseam des images d’élus italiens mettre le drapeau européen en berne. On a toutefois un peu oublié de dire quelle était l’étiquette politique de ces élus : ce sont des élus de Fratelli d’Italia, c’est-à-dire les descendants des fascistes italiens. Ils n’ont pas fait cela par hasard ; ils se sont servis de la crise comme un alibi supplémentaire pour attaquer une Union européenne qu’ils critiquent de toutes façons. Ce sont les mêmes qui se battaient hier contre « trop » d’Europe qui regrettent aujourd’hui qu’elle n’en fasse pas assez. Malheureusement, le gouvernement italien actuel abrite aussi en son sein des membres du Mouvement 5 étoiles, qui sont eux-mêmes très antieuropéens, et qui se sont démenés pour chanter les louanges de l’aide russe et de l’aide chinoise à l’Italie, alors même que l’aide européenne était infiniment supérieure. Il très difficile de lutter quand autant de désinformation, autant de mauvaise foi s’ajoutent à une situation déjà très émotionnelle. Mais il faut tout de même regarder en face ce qu’est la classe politique italienne et évaluer sa capacité à résister aux sirènes du populisme. Au moment où nous parlons, au-delà de l’action de la Banque centrale européenne, action fortement dirigée vers l’Italie, plus de cinq cents milliards d’euros sont déjà mobilisés par les institutions européennes, dans lesquels l’Italie est invitée à puiser largement. Mais, toujours au moment où nous parlons, par idéologie, le gouvernement italien hésite à utiliser les instruments qui lui sont proposés par l’Union européenne, parce que ces instruments étaient autrefois liés à des conditionnalités que l’Italie refusait – conditionnalités qu’on a levées à la demande de l’Italie. Je peux comprendre qu’il s’agisse de sujets émotionnels, je peux comprendre l’appel à l’aide de l’Italie, je peux comprendre qu’elle ait besoin d’être rassurée ; mais je ne peux pas admettre que des responsables politiques italiens viennent chanter les louanges de la Russie et de la Chine, et dénigrer l’Union européenne, alors même que l’Union européenne est présente et leur propose différentes manières de lui venir en aide.
Justement, en ce qui concerne les populismes en temps de crise, vous avez, avec d’autres eurodéputées, signé une tribune dans laquelle vous dénoncez, à juste titre, l’état d’urgence illimité que le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a imposé dans son pays, qui est membre de l’Union européenne. Vous dites notamment que la Convention européenne des droits de l’homme n’a pas été conçue uniquement pour les beaux jours. Alors, comment faire respecter la Convention européenne en période de crise ?
Je voudrais tout d’abord m’élever contre cette antienne qu’on nous répète à longueur de temps, selon laquelle les régimes autoritaires et les régimes populistes feraient mieux que les autres en période de crise. Tout montre le contraire. Tout montre que dans des régimes autoritaires, comme la Chine ou la Russie, l’opacité, le centralisme politique, la peur de déplaire ont coûté des vies en très grand nombre. Les régimes démocratiques s’exposent à la critique, à la défiance – nous en sommes très violemment témoins en ce moment –, mais ils le font parce qu’ils assument la transparence due à leurs concitoyens. Quant aux populistes – je pense à Donald Trump, je pense à Boris Johnson –, leur détestation des experts et leur mépris pour la science leur ont fait commettre des erreurs funestes dans la crise du Covid-19. Le Royaume-Uni est aujourd’hui le pays européen qui comptabilise le plus de morts à cause du Covid-19, plus que l’Italie, et les États-Unis nous sidèrent par leur vulnérabilité face à cette pandémie.
Alors certains, y compris dans l’Union européenne, profitent de la situation pour restreindre encore davantage les libertés. C’est le cas de la Hongrie de Viktor Orbán, avec cette imposition de l’état d’urgence illimité et la suspension du Parlement, Parlement qui a cependant trouvé le moyen de se réunir à nouveau, non pas pour voter des mesures relatives à la pandémie, mais pour sortir de la Convention d’Istanbul sur la lutte contre les violences faites aux femmes – vous avouerez que c’était vraiment l’urgence du moment ! Et les pleins pouvoirs qui ont été donnés à Viktor Orbán ont d’abord servi à lancer un projet de liaisons ferroviaires entre la Serbie et la Hongrie – là aussi, n’y avait-il rien de plus indispensable dans l’immédiat ? –, projet confié à une entreprise chinoise. C’est cela, le populisme en action, et c’est cela la restriction des libertés : non seulement une trahison des valeurs de l’Union européenne, mais une trahison des intérêts immédiats des citoyens européens, hongrois en l’occurrence.
Alors que pouvons-nous faire face à cela ? Malheureusement, ceux qui ont rédigé les traités qui régissent l’Union européenne n’ont pas imaginé que des pays qui se sont battus pour se libérer du joug du communisme et entrer dans l’Union européenne pourraient un jour être dirigés par des responsables politiques qui reprennent les méthodes de la période communiste. Cet aveuglement des concepteurs des traités, nous pouvons le regretter, mais cela ne suffit pas. Maintenant, il faut que nous trouvions une solution, parce que juridiquement, pour le moment, nous n’avons pas d’arme efficace pour empêcher ce à quoi nous assistons, hormis la saisine régulière de la Cour de justice de l’Union européenne – la Commission vient, par exemple, de saisir pour la quatrième fois la Cour de justice de l’Union européenne à l’encontre de la Pologne et des coups de boutoir qu’elle porte à l’indépendance de sa justice. Nous avons besoin d’être beaucoup plus efficaces, et quand on n’arrive malheureusement pas à frapper les esprits, il ne faut pas hésiter à frapper le portefeuille, car ce faisant, on se fait en général comprendre plus facilement. C’est la raison pour laquelle le groupe politique dans lequel je siège porte le projet de conditionner le versement des fonds européens au respect de l’État de droit, tout simplement. On ne peut pas porter atteinte à la souveraineté d’un pays, on ne peut pas dire aux Hongrois pour qui ils doivent voter. Il est exact que Viktor Orbán a été réélu démocratiquement, même si le pluralisme et la démocratie sont de plus en plus étouffés en Hongrie. En revanche, on peut parfaitement décider qu’un pays qui choisit de ne pas respecter les valeurs européennes s’expose par là même à ne pas bénéficier des fonds européens. C’est là-dessus que nous sommes en train de travailler.
Est-ce que l’Union européenne a les moyens de faire barrage, ou en tout cas de limiter l’atteinte aux libertés individuelles qui risque d’être l’un des dommages collatéraux de cette pandémie ?
C’est le rôle à la fois de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. L’Union européenne saisit la Cour de justice notamment quand des lois liberticides sont votées ici ou là ; le Conseil de l’Europe, plus précisément la Cour européenne des droits de l’homme, est elle en mesure de recevoir les plaintes, y compris de particuliers, de pays qui sont membres du Conseil de l’Europe – et le Conseil de l’Europe, c’est beaucoup plus que l’Union européenne : ce sont quarante-sept États membres, notamment la Russie.
La France – on l’a beaucoup critiquée pour cela mais moi j’avais engagé ce combat, finalement remporté avec succès – s’est battue pour ramener pleinement la Russie dans le Conseil de l’Europe, non pas parce que nous pensons que la Russie respecte les droits de l’homme, mais précisément parce que nous voulions à tout prix continuer de permettre à des citoyens russes de saisir la Cour européenne des droits de l’homme lorsque leurs droits étaient bafoués. Voilà le genre de choses que nous pouvons faire. Mon groupe politique, qui est très vigilant et très uni autour des questions d’État de droit, fait flèche de tout bois à chaque fois qu’il y a une possibilité de défendre ceux dont les droits sont lésés. Par exemple, quand des zones interdites aux homosexuels ont été mises en place en Pologne, comme vous le savez peut-être, nous nous sommes penchés sur le problème et nous avons décidé d’agir en mettant en avant, non pas les valeurs fondamentales de l’Union européenne – alors que c’était pourtant bien aussi de cela qu’il s’agissait –, mais l’atteinte à la liberté de mouvement qui fait partie des principes de l’Union européenne. Et à partir de là, soudain, tout devient beaucoup plus facile, parce que l’on n’a pas besoin de l’unanimité des États membres, la majorité suffit.
Il faut évidemment participer aux débats politiques et démocratiques partout dans l’Union européenne, et ne jamais tenir pour acquis la fatalité d’un destin illibéral, notamment à l’Est de l’Europe. Je suis de très près ce qui se passe en Roumanie. Pendant assez longtemps, il y avait de quoi désespérer, parce que les libertés rétrécissaient, la justice était de plus en plus bousculée et la corruption était endémique. Jusqu’à ce que, sans doute parce qu’ils se sont sentis soutenus dans l’Union européenne, les Roumains soient descendus dans la rue, considérant que c’en était trop et que cela suffisait. Cela a fini par mener à un changement de gouvernement. L’homme politique qui était un peu le maître d’œuvre de tout ce régime de corruption et d’atteinte aux libertés est aujourd’hui en prison ; et l’ancienne procureure générale de Roumanie, qui avait été poursuivie et injustement destituée, est aujourd’hui la première procureure générale de l’Union européenne. Donc les choses bougent.
Parlons à présent de l’écologie politique. Le monde a vu la nature reprendre ses droits à divers endroits du globe lors de cette crise. Mais si les émissions mondiales de CO2 baissent en ce moment, des experts craignent un « revenge pollution » lors du redémarrage. Jean-Claude Milner a récemment pointé le mutisme de l’écologie politique : il n’en trouve pas vraiment trace dans les discours des partis verts s’exprimant sur l’épidémie. Alors comment l’Union européenne peut-elle envisager l’après sur le plan écologique ?
C’est un vrai combat. Avant notre entretien, j’avais une réunion – par écrans interposés – avec notre groupe politique, réunion à laquelle participait Frans Timmermans, le premier vice-président de la Commission européenne, qui est en charge de la transition écologique. La Commission est parfaitement claire à ce sujet : elle prépare un plan de relance, et ce doit être un plan de relance vert. À partir du moment où les États membres et l’Union européenne mettent sur la table ce qui équivaut, à l’heure actuelle, à trois mille milliards d’euros, eh bien c’est l’occasion ou jamais, puisque l’argent est là, d’orienter la relance vers la transition écologique. Alors bien sûr, les premières mesures sont des mesures d’urgence pour sauver des entreprises, notamment des PME, dans des secteurs qui sont extraordinairement menacés. Mais à partir du moment où, à la fois sur le plan national et sur le plan européen, on mobilise de l’argent en masse, c’est le moment de développer les énergies renouvelables, sur lesquelles on avait pris du retard, c’est le moment de pousser à l’efficacité énergétique, et notamment à l’isolation thermique des bâtiments, qui relève de domaines pourvoyeurs d’emplois, à l’heure où l’on redoute une montée phénoménale du chômage. C’est donc le moment de ne pas redémarrer comme avant. C’est un combat dans lequel mon groupe politique est très engagé. D’autres aussi le sont, d’autres encore sont beaucoup plus ambigus. J’ai le double regret de voir que la droite européenne traditionnelle, habituellement pro-européenne et favorable à des avancées, a aujourd’hui des réticences à la fois par rapport à l’État de droit et par rapport à la transition écologique. Sur ces deux sujets, on n’arrive pas à saisir où se situe la droite européenne, et c’est extraordinairement préoccupant. Cela ne va pas nous décourager ; nous trouverons un moyen de réunir les majorités qu’il faut pour aller dans le bon sens, mais c’est évidemment un rendez-vous historique. Si on ne le fait pas maintenant, après il sera trop tard.
Depuis le début de la crise, l’écrivain Roberto Saviano alerte inlassablement l’opinion sur le fait que la mafia est probablement celle qui tire le plus de profit de la situation. Il a ainsi décrypté les multiples champs d’action des organisations mafieuses mondiales : de prêts sans taux d’intérêt à la distribution de cartons de nourriture et de masques, en passant par le financement des petites entreprises en difficulté afin d’entrer dans leur capital, les ruses sont multiples. Son travail met en lumière les divers fronts de pénétration potentiels de la mafia dans des réseaux où, en temps normal, elle a des difficultés à atteindre. Et le seul moyen, selon l’écrivain, de bloquer leur route étant de vite porter secours aux plus touchés par la crise. L’Union européenne a-t-elle une réponse à cela ? A-t-elle pris la mesure de ce que nous dit Roberto Saviano ? Et, plus globalement, y a-t-il des moyens européens engagés contre les mafias ?
La lutte contre la corruption et la lutte contre le crime organisé sont des sujets qui préoccupent depuis longtemps l’Union européenne. Ce qu’on appelle la mafia en Italie, on peut en trouver des traces dans d’autres pays européens ainsi que dans des pays qui sont candidats à l’adhésion à l’Union européenne, en particulier les pays des Balkans. C’est l’un des grands sujets sur lesquels nous avons des exigences fortes vis-à-vis des pays des Balkans, ces pays qui doivent rejoindre l’Union européenne : ils sont géographiquement, culturellement, historiquement européens, mais on ne peut pas les laisser entrer dans l’Union européenne tant que la lutte contre la corruption et contre le crime organisé n’y est pas menée avec plus de résultats. Pour ce qui est de l’Union européenne et des États membres eux-mêmes : de plus en plus se mettent en place des mécanismes qui permettent de vérifier la bonne utilisation des fonds européens. Il existe un organisme qui lutte contre la corruption et les détournements des fonds européens : il s’appelle l’Olaf. Et un procureur européen dont le travail est précisément de lutter contre ces détournements de fonds a été mis en place : c’est cette fameuse Roumaine, Laura Codruƫa Kövesi, qui était auparavant procureure anticorruption dans son pays. Il y a une réelle coopération policière et judiciaire sur ces sujets, visant aussi à permettre de dénoncer des réseaux de corruption et de crime organisé qui sont très souvent des réseaux transnationaux.
L’un des aspects sur lesquels l’Union européenne doit encore progresser, c’est par exemple la lutte contre les trafics d’êtres humains, parce qu’on sait que très souvent, les hommes et les femmes qui rentrent dans l’Union européenne, soit pour y demander l’asile, soit simplement en tant que migrants clandestins, ne le font pas seuls ; ils y sont amenés par des mafias, manipulés par des mafias et maltraités par des mafias. Au fil des ans, l’Union européenne a fait des progrès sur cette question, mais il est indispensable que nous puissions accroître encore davantage notre capacité à lutter contre ce crime organisé. C’est un des sujets, comme la pandémie dont nous sommes victimes, comme le changement climatique que nous venons d’évoquer, qui ignorent les frontières ; et c’est bien la raison pour laquelle nous avons besoin de les traiter au niveau européen, non pas par européisme béat, par fédéralisme idéologique, mais tout simplement parce que nous sommes confrontés à des défis qui ignorent totalement les frontières nationales.
On sait que la santé relève de la compétence nationale, et non pas européenne. Mais dans le cas d’une pandémie comme celle que nous subissons, qui elle aussi ignore les frontières, l’Europe ne pourrait-elle pas apporter une réponse conjointe, par exemple en rapatriant la fabrication de médicaments avec l’aide de l’Union européenne, ou en faisant en sorte que des respiratoires communs soient distribués dans les pays qui en manqueraient ? Des scientifiques prévoient que d’autres épidémies surviendront : l’Europe envisage-t-elle la création d’un mécanisme d’ensemble, de solidarité commune ?
Il y a évidemment des choses à apprendre de la crise que nous traversons, et des choses que nous avons réussi à faire. Par exemple, quand les hôpitaux de la région Grand Est étaient saturés, nous avons pu transférer des patients d’un pays à l’autre, et faire accueillir des patients français en Allemagne, au Luxembourg, en Autriche – même la République tchèque était prête à en prendre. La plupart du temps, ce sont d’ailleurs les forces armées de nos pays respectifs qui ont permis d’effectuer ces transferts, car les forces armées européennes coopèrent et se coordonnent de mieux en mieux entre elles ; elles ont donc contribué à sauver des vies. De même, en ce moment même, l’Union européenne livre en Italie, en Espagne et en Croatie des masques et du matériel de protection qui ont été achetés en commun. Cela, nous l’avons inventé « à chaud », au début de la crise, et il faudra évidemment le développer encore bien davantage à l’avenir. Mon groupe politique plaide pour une force sanitaire européenne et il est très écouté sur ce sujet.
Mais vous mettez le doigt sur quelque chose d’encore plus plus significatif : comment définit-on la souveraineté européenne et comment définit-on notre autonomie stratégique, dans les domaines qui sont pour nous les plus importants ? À la faveur de cette crise, nous avons pris conscience que des médicaments essentiels étaient fabriqués en dehors de l’Union européenne : en Chine, en Inde – en tout cas pas en Europe –, et que dès que quelque chose survenait dans ces pays, nous en éprouvions les conséquences, nous retrouvant démunis. Nous ne pouvons pas continuer à délocaliser autant d’activités aussi essentielles. Le dire, c’est une chose ; mais relocaliser, cela ne se fait pas simplement sur la base d’un discours politique. Il faut qu’une entreprise ait des raisons valables de se relocaliser en Europe. Je pense que les entreprises ont elles aussi, dans cette épreuve, remis en question certains dogmes, comme l’idée qu’il ne faut pas avoir de stock – et la dépendance totale par rapport à l’extérieur qui en résulte. Mais au-delà de cette prise de conscience, si nous voulons véritablement relocaliser en Europe, nous devons éviter de donner des avantages compétitifs indus à des pays qui ne sont pas européens, en particulier lorsque ces pays ne respectent pas l’Accord de Paris sur le changement climatique, car nous nous faisons doublement du mal. Il est indispensable et urgent qu’on mette en place aux frontières de l’Union européenne un mécanisme de compensation carbone qui contraindra les entreprises fabriquant hors d’Europe à payer un différentiel de prix pour rentrer sur le marché européen, où elles seront en concurrence avec des entreprises européennes qui, elles, respectent l’Accord de Paris.
Pour finir, au-delà de cette crise, quel est le combat qui, personnellement, vous importe le plus au sein de l’Union européenne ? Que voudriez-vous mener, développer ou défendre prioritairement ?
Je dirais « les combats », au pluriel, car ils sont innombrables. Quand j’ai fait campagne à la tête de la liste de la majorité présidentielle, j’ai proposé aux Français un programme dense et sur lequel tous ceux qui ont été élus avec moi sont très fortement engagés. La transition écologique est la première priorité chronologique, car je suis vraiment convaincue que si nous n’agissons pas maintenant, et massivement, demain il sera trop tard. Moi, je suis entrée en politique pour pouvoir regarder mes enfants en face, pour pouvoir leur dire que j’ai essayé de faire la différence sur des sujets qui concernaient leur avenir.
Ensuite, ma priorité, c’est la capacité pour l’Europe d’être à la fois respectée et respectable. Respectée : cela veut dire une Europe souveraine, qui ne se laisse pas dicter son destin par d’autres puissances. Je souhaite que ce ne soit ni la Chine, ni les États-Unis ou la Russie, qui décident de ce que doit être demain l’Union européenne, mais que nous puissions décider nous-mêmes. Et respectable : on en revient à la question des valeurs de l’État de droit, de la démocratie, des libertés, des non-discriminations. L’Europe est un modèle de coopération unique au monde. Nous avons parlé de la crise du Covid-19 et de ce que l’Europe n’a pas assez fait ; mais nous devons tout de même aussi éprouver une certaine fierté : l’Europe est le seul endroit au monde où des pays ont songé à coopérer entre eux dans cette crise. Partout ailleurs, cela a été le chacun pour soi, la loi de la jungle. Il y a un espace au monde où l’on a essayé de coopérer, de se coordonner, de s’harmoniser – sûrement pas assez vite, et sûrement pas assez, mais au moins nous avons fait cet effort et nous continuons à le faire – : c’est l’Europe. Il y a un endroit au monde où l’on valorise au même niveau l’esprit d’entreprise, la liberté individuelle et la solidarité ; nulle part ailleurs, vous ne trouvez ces trois valeurs portées avec la même force et la même conviction qu’en Europe. Cela, c’est tout sauf obsolète, et la crise que nous traversons nous montre au contraire que ces valeurs, nous ne les avons pas encore assez défendues, et que nous ne les avons pas encore assez répandues ailleurs sur la planète. Je voudrais que nous arrêtions d’avoir l’Europe honteuse, d’être une Europe qui s’excuse. Je voudrais que nous sortions de cette crise en disant : « En fait, c’est nous qui avions raison, c’est nous qui avions compris. »
Quand on voit ce qui s’est passé ce lundi 4 mai – dont on a malheureusement trop peu parlé –, cette conférence des donateurs initiée par les Européens, par Ursula van der Leyen, par Emmanuel Macron, par Angela Merkel, pour lever des fonds pour financer la recherche d’un vaccin qui devra être accessible au monde entier et abordable pour tout un chacun, nous devrions être fiers ! En ligne, en quelques heures, dans les conditions qui sont celles d’un temps de crise mondiale, nous avons réussi à réunir huit milliards d’euros, et c’est l’Europe qui l’a fait ! Les États-Unis n’ont pas participé, les Russes n’ont pas participé, les Chinois sont restés silencieux. C’est l’Europe qui porte le vrai modèle dont le monde a besoin.
Les brûlants ont-ils pour fonction d’augmenter la puissance libératoire d’une parole aphonique ou plutôt d’en réduire la décharge élective jusqu’à ce qu’elle soit assimilable au similaire ?
Écoutez, dès lors que les agents de liaison ont été dépêchés en zone sourde, le Grand Desservant devrait pouvoir envisager une relation avec l’Indévisageable.
En ce cas, la globalisation des marchés ne saurait être accusée de causer la tragédie migratoire, sinon dans un souci de responsabilisation accru envers sa mission, j’allais dire d’extension des prérogatives de puissance publique allouées à son champ d’actionnaires.
À ce qu’il semble. De fait, sur des théâtres d’opération croulant sous les dettes des États mettant en jeu l’honneur et, dans une certaine mesure, le sang des acteurs économiques qui s’y déploient, le crime contre l’humanité que représentent les formes d’esclavage moderne impliquerait que tout ce qui ressortit au pouvoir des puissants soit mis en œuvre, afin que les réseaux criminels officieux proliférant au sein d’États voyous puissent être démantelés, leurs membres condamnés, leurs dirigeants neutralisés.
La mondialisation aurait vite fait de balayer les soupçons sur le crime organisé dont elle faciliterait l’expansion dès l’instant que son redimensionnement politique en accélérerait le processus de résorption.
Vous n’êtes pas sans savoir que dans ce genre d’affaire(s), on ne resserre pas la traque sur le groupe social éloquemment désigné sous le nom du « milieu ».
Je vois. Il est absolument nécessaire de frapper là où ça fait le plus mal : côté client.
Pareil que pour la traite des blanches.
C’est ça. Il faut s’inspirer des stratégies qui marchent. S’attaquer au portefeuille, évidemment, mais pas que. Le confinement planétaire nous fit entrevoir la violence inhibante que génère une privation de liberté lorsqu’elle est arrimée au pilier inébranlable des lois. Il est impératif que les consommateurs des nouvelles traites, sans oublier l’infrasphère collaborationniste exposée à laquelle leur organisation prospère allègrement, aillent méditer entre quatre murs sur l’inconséquence de leur lutte avant qu’elles ne se réveillent un jour ou l’autre entre quatre planches ; quelque orduriers qu’ils soient, ils sont issus des mêmes appareils au sein desquels sont conçues et rendues les sentences.
Mais si notre responsabilité est mise en cause dans les deux sens, coupable d’accentuer le chaos là où nous sommes seuls à pouvoir ordonner le déploiement des outils éthiques de pacification (militaire, policière, judiciaire) et d’innervation (éducative, culturelle, médiatique) à l’aide desquels est censé s’appliquer le droit international dans ces zones de libre-échange qui, par leur dangerosité, nous libèrent de facto de nos obligations envers des États vermoulus dont la souveraineté a depuis fort longtemps perdu de la superbe qu’on lui accorde, alors il n’y a plus de mauvaise conscience postcoloniale qui tienne face à un délit de non-assistance à nation en danger.
Bien. Nous avons compris que, la mondialisation étant le foyer d’infection du problème, elle est aussi la mieux placée pour en développer les anticorps neutralisants.
Il reste que le protectionnisme a aujourd’hui le vent en poupe, aussi nous faut-il réussir à convaincre notre Grand Allié de renoncer au paradigme préhistorique de la civilisation autosuffisante. Non pas que souverainisme et nazisme soient des idéologies de facture équivalente quand la première demeure tournée vers le passé, tandis que la seconde eut l’arrogance de se projeter dans un futur avorté au forceps. Mais il serait désastreux qu’une locomotive de la démocratie que ses hauts faits obligent, décide de faire machine arrière, infidèle au serment de ses fondateurs mythiques, à mi-chemin de leur destination.
Je ne suis pas né vingt ans avant l’invasion de la Pologne, mais vingt ans après la capitulation allemande. Je n’ai jamais déambulé entre les monceaux de cadavres démembrés disposés en bottes de foin à l’intérieur d’un camp de concentration nazi, mais je sais ce que j’ai vu dans le regard de Charles Baron, rescapé de Buchenwald qui, du jour où il apprendrait à mes grands-parents par où il était passé avant d’accoster à Alger, deviendrait un membre à part entière de notre famille. Je n’ai pas eu face à moi un bourreau de l’envergure d’Otto Ohlendorf même si ma tante par alliance me demanda d’observer, avec une cinquantaine d’invités en ouverture au réveillon du jour de l’An, une minute de silence à la mémoire de son défunt papa, fantôme lugubre et suicidaire dont la silhouette assombrirait rétrospectivement quelques doux et joyeux souvenirs d’enfance quand j’apprendrais que ce grand résistant-de-la-dernière-heure avait été cosignataire des arrêtés préfectoraux de déportation qui, une décennie plus tard, vaudraient à Maurice Papon une condamnation pour complicité de crime contre l’humanité. Toujours est-il que je vois rouge quand j’entends le dernier successeur de Franklin D. Roosevelt déclarer que, lui président, tous les membres de la famille d’un individu s’étant rendu coupable d’un attentat terroriste seront exécutés sans autre forme de procès, et d’enchaîner, une fois élu, que la loi du talion s’appliquera mécaniquement contre tout un pays ployant sous le joug d’un tyran ayant émis la volonté de vitrifier une île américaine.
J’aimerais vous dire que la liste des traîtres que j’eus à chasser afin d’en délivrer les miens ne comporte qu’un nom mais, comme je vous l’ai dit, je suis né à quelques minutes de vol des plages du Débarquement de Normandie, dans une ville qui, lors de cet événement majeur de notre Histoire une et non indivisible, était le QG du maréchal Rommel et où la France, vaquant déjà à ses « Occupation », ne se déchirait pas en deux parties d’importance égale. Aussi, je voudrais dire à Ben Ferencz qu’il ne doit pas s’inquiéter outre mesure des spasmes dont souffre depuis quelques années sa nation d’exception. Le fier-à-bras de la Maison-Blanche n’a jamais songé à mettre à exécution une seule de ses menaces, et ce, pour le meilleur et pour le pire des relations diplomatiques qu’entretient la cathédrale des droits de l’homme avec toute une partie de la surface du globe qu’elle repousse vers son purgatoire.
L’Amérique sera de nouveau grande à partir du moment où sa centrifugeuse recommencera à faire participer de ses réussites spectaculaires le reste du monde. Le rayonnement d’une République est d’abord politique. Et, comme vous ne l’ignorez pas, la politique est une boîte de Pandore. Il y a longtemps que le discours à maux couverts qui nous l’avait rendue irrésistible a été répandu. Elle ne contient plus désormais que l’espérance qu’elle place en nous. Nous ne la décevrons pas.