Les spectacles consternants de la division de l’Union européenne ne manquent pas : son apathie sur la Syrie, où Bachar bombarde un million de civils ferrés à Idlib, ses tergiversations sur la taxe numérique contre les Gafa, son cynisme impuissant pour venir en aide aux migrants. Mais, de tous les théâtres d’ombre qui font que l’UE ressemble davantage à un club de petit-bourgeois plutôt qu’à ce qu’elle pourrait être – une construction politique de 500 millions d’habitants avec le plus haut degré de liberté, de progrès social, d’égalité, de tolérance au monde, des armées puissantes et un siège au conseil de sécurité des Nations Unies, soit le prototype d’un Empire du droit et de la loi – la négociation du budget, qui a lieu aujourd’hui à Bruxelles, est peut-être la plus déprimante.

En effet, le budget de l’Union est modique, dépassé, et il est le miroir de notre peur d’être puissants. 

Modique ? L’Union européenne a en effet un budget, établi pour sept ans. Dans le cadre actuel, qui vient à échéance cette année, il s’élève à plus de 1000 milliards d’euros, ce qui peut paraître beaucoup, mais ne représente qu’un peu plus de 1% de toutes les économies européennes additionnées (le PIB européen). Pour point de comparaison, la dépense publique en France (en englobant l’État, la sécurité sociale, et les collectivités locales) s’élève à 56 % de notre PIB (47% en moyenne chez nos voisins européens) : bien sûr, la comparaison est trompeuse, puisque précisément, bien des choses qui sont financées au niveau national n’ont plus à être financées au niveau européen (il n’y a besoin que d’une seule assurance santé publique, une seule armée, une seule éducation nationale). Mais enfin : entre 1 et 56%, il y a une petite marge de progression. Par ailleurs, le budget de l’Union européenne n’est pas comme celui d’un État, puisque l’UE ne lève pas d’impôt. Plus précisément, elle en lève, mais leurs montants sont dérisoires : lorsque l’Europe a été fondée, on a mutualisé les droits de douane, mais ces droits ont fondu comme neige au soleil avec l’ouverture des économies. En fait, le budget de l’Union est alimenté, aux trois quarts, par les contributions des États membres. Par conséquent, une fois tous les sept ans, les États se retrouvent à Bruxelles, pour mégoter leurs contributions respectives. Cette année, ce sera spécialement compliqué, car avec le départ du Royaume-Uni, il faut trouver d’avantage d’argent : le manque à gagner pour le budget européen est de 13 milliards par an. Et chacun, comme le font en France les souverainistes, opère la soustraction de ce qu’il donne (la France donne à peu près 21 milliards, soit moins de 1% de notre propre PIB) et de ce qu’il reçoit ensuite (environ, dans le cas français, 10 milliards). Or, c’est un raisonnement idiot, puisque l’Europe produit des effets cumulatifs – par exemple, signer des accords commerciaux avec des pays au niveau européen, ce qui fait progresser nos exportations. Par ailleurs, soutenir l’économie polonaise a des vertus pour la France, puisque les Polonais achètent des produits français. Enfin, la France profite de l’absence de barrière commerciale au sein de la zone, ce qui est un avantage incommensurable. Bref, faire le calcul de la différence entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit, la «contribution nette», n’a aucun sens : essayez, vous, de calculer ce que vous rapporte le fait d’être français (entre ce que vous payez en impôt, et tous les services publics, y compris l’éducation de vos enfants, l’armée, la police, dont vous profitez). C’est insensé, et pourtant 27 chefs d’État vont passer une bonne part de la semaine à batailler becs et ongles sur ces chiffres dénués de fondement économique, terrorisés qu’ils sont que les populistes utilisent ces nombres, comme n’hésita pas à le faire la campagne du Brexit, où les bus affichaient triomphalement les milliards de livres donnés en vain à l’Europe. Répétons-le : les gains de l’Europe sont immenses, bien plus élevés, pour chaque État, que leur contribution nette. Il y a six ans, en 2014, pour le précédent budget, les montants avaient baissé, pour la première fois depuis 1957. Cette année, une coalition de pays, les «quatre frugaux» veulent davantage le ratiboiser, quand d’autres, à commencer par le Parlement européen, voudraient le voir enfin à la hauteur des ambitions du continent. Mais, hélas, la solution prévisible sera sans doute un compromis timide, autour de chiffres ridicules. 

Le budget est ensuite dépassé, dans son élaboration, on l’a dit, mais aussi dans sa destination. Les deux tiers du budget vont en effet vers deux postes budgétaires : la cohésion (c’est à dire l’aide aux régions les plus défavorisées) et l’agriculture. C’est à dire qu’aucune des priorités politiques que les citoyens veulent confier à l’Europe n’est une priorité budgétaire : ni les migrations, ni l’environnement, ni la 5G, ni le chômage… Voilà une vision, héritée du passé, dont tout le monde semble s’accommoder, ou presque. La France d’Emmanuel Macron, qui a souvent de l’avance sur beaucoup de sujets a ici un train de retard. La France veut préserver l’enveloppe consacrée à l’agriculture, alors que tout le monde sait que la Politique agricole commune ne marche pas. En favorisant les grosses exploitations, elle constitue un désastre écologique. Elle est, en plus, accaparée par une poignée d’agriculteurs, et pas par ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts…

Le budget est enfin le miroir de notre pusillanimité. Vous l’aurez constaté en lisant cet article : c’est un sujet aride. Mais il est pourtant fondamental. En réalité, tout le monde connaît les solutions, et en effet, il ne faut pas être un technocrate ou avoir fait Polytechnique pour les imaginer. Comme dans un État, l’UE devrait avoir la capacité de lever des impôts rentables (sur les transactions financières, sur les émissions de carbone, sur le plastique non recyclé), qui seraient votés au parlement, comme cela se passe dans tous les pays du monde. Ce budget devrait être plus élevé – les estimations les plus raisonnables parlent de 2 à 3% du PIB européen, ce qui constituerait déjà une belle victoire, mais resterait très en-deçà des vrais besoins. Il devrait surtout réduire la part consacrée aux vieilles politiques du XXe siècle (subventionner les fermes porcines, ou remplir les poches des proches du Hongrois Orban ou du Tchèque Babis, qui captent bien des subventions destinées aux pays de l’Est) pour aider vraiment les Européens, avec une assurance-chômage supplémentaire, des investissements écologiques, des fonds pour la défense ou la 5G. Ce sont là des idées de bon sens, défendues par beaucoup, y compris la nouvelle Commission. Elles feraient de l’Europe ce qu’elle mériterait enfin d’être : le continent de la puissance juste, face à Poutine, Xi, Erdogan et Trump.

2 Commentaires

  1. J’adhère à votre analyse. Donnons à l’Europe les moyens de se développer comme la Grande Puissance qu’elle est.

  2. Avant de dégager les pistes ambitieuses qui seraient de nature à décoiffer la gestion de croisière d’un produit supranational brut ayant dépassé les 20 % du PIB mondial, afin de repenser la fiscalité sur tout un continent à la dérive de façon qu’en s’harmonisant, l’Europe acquière enfin le statut d’hyperpuissance qu’elle mérite, — rappelons au passage que les champs d’investigation de la polyphonie socio-économique ne se réduisent pas au seul système tonal, — assurons-nous déjà que nous entreprenons, de concert avec les supranationaux, l’introspection d’une entité solidement unifiée, capable d’articuler une pensée, d’étudier les options de régulation qu’on lui soumet, de trancher dans l’État, de programmer une suite d’actions suffisamment complexes pour envisager la possibilité d’exécuter une action simple.
    S’il y a bien une leçon à retenir du Samedi noir en boucle dans lequel s’inscrivit la révolte zombie des Gilets de haute visibilité, c’est la possibilité d’alliances contre-nature face à une globalisation financière qui leur semble avoir jeté par-dessus bord le libre-arbitre de tout Ami du peuple prêt à croiser le fer contre le Dragon ultralibéral sans chipoter sur les étiquettes politiques des compagnons de l’Obération ; dernière convulsion en date attribuable à la fièvre jaune-brun : la bifle infligée à l’ancien porte-parole tête-à-claque de la Macronie — il est possible que, pendant l’état de grâce, le bonheur affiché par la garde rapprochée du Président jupitérien n’ait pas été perçu par l’Ancien Monde à l’agonie comme la marque d’une satisfaction ressentie pour la France ; manque de maturité ? de la part de qui… quoi qu’il en soit, les Français n’ont aucune envie de se substituer aux parents de leurs gouvernants, lesquels ne devraient pas s’attendre à ce que leurs concitoyens se montrent fiers de leurs succès personnels ; quand les peuples de gauche ou de droite faisaient élire un candidat, sa victoire consignait leur victoire ; on aurait pu penser que les marcheurs allaient ressusciter le bando republicano ; c’était sans compter sur le rejet qu’une grosse moitié de l’inélectorat sur laquelle irait vite se greffer la quasi totalité de l’abstentionnat, venait tout juste d’afficher envers l’institutionnalisation de la France libre dont Piotr Pavlenski incarne à la perfection le contre-pied idéologique, pouvant graver la croix gammée skinhead à un bout de son arc antilibéral, et le croissant de l’insoumission indigéniste à l’autre bout.
    En optant simultanément pour le maintien et le retrait du carnaval d’Alost dans la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO mais, au demeurant, très concret sur le sol du droit, l’Europe n’optimise guère sa crédibilité lorsqu’elle prend le risque de hausser le ton face à un mur d’hostilités qui ne seront jamais aussi efficaces qu’elle ne l’est pour brouiller son message ; « Monte dans ta chambre (et fais le mur) ! » ; nous savons tous que la philanthropie est l’un des multiples modes de conquête des mafias infranationales dont la fascination qu’elles exercent sur le désir de toute-puissance criminelle de leurs otages agit à la manière d’une déité pénitente ne laissant que sporadiquement exploser sa furie ; raison de plus pour ne pas tomber sous le charme de ses hurlements au loup ; associer le tissu associatif des territoires séparatistes au grand élan de reconquête républicaine est une belle idée dans laquelle s’engouffrent déjà les succursales françaises de Morsi & Associés ; la République ne saurait servir de cheval de Troie aux ravisseurs de l’incomparable beauté des mondes ; se sentant capables de tenir un siège de mille ans, ces idiots, plus utiles que jamais, s’enivrent de songes fantasques dans lesquels ils parviendront toujours à déjouer les ruses de l’ennemi, mais n’auront su, à tous égards, le confronter qu’à une pâle contrefaçon d’Ulysse.
    Le berceau de l’État de droit ne laissera pas l’islamisme en jupons dévoyer la noble cause de l’égalité entre les femmes et les hommes, laquelle ne propulsera pas au-devant de la scène internationale une secte de passionarias malhonnêtement rétives au diktat des droits de l’homme ; il ne nous vint jamais à l’esprit d’arracher son voile à une réfugiée en provenance d’un pays où la moindre transgression des lois religieuses eût été pour elle synonyme de condamnation à mort ; il serait a fortiori impensable que nous instrumentalisions son lot de traumatismes, dès l’instant que ses filles et leur sororité doivent impérativement continuer à jouir des infrangibles libertés pour l’obtention et la préservation desquelles plusieurs générations d’hommes durent consentir non seulement à l’éventualité acide et lancinante mais, pour nombre d’entre eux, à la réalité tangible du sacrifice ultime.
    L’Europe a le potentiel de devenir un La Fayette pour ces bâtisseurs des États-Unis de droit que sont les dissidents de l’ère postsoviétique ; de fait, les régimes fascistes qui leur roulent dessus profitent d’une remarquable collection d’accessoires et de déguisements diplomatiques les aidant à brouiller l’image et les intentions pacifiques de leurs oppositions en détournant de son objectif initial un système démocratique dont les aspérités permettent de renforcer, dans l’Axe du non-droit international, la légitimité de quelques États-membres titulaires de l’Orchestre dysharmonique des Nations unies.
    En modifiant le sexe du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, nous avons momentanément neutralisé le porte-à-faux dans lequel nous mettaient nos liaisons d’État à État avec quelques cosignataires aveugles de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui n’ont jamais conçu qu’un homme pût remettre en cause la domination planétaire du panarabislamisme, du stalinotsarisme, du maolibéralisme ou de l’évangélisme hutu.
    Nous ne voulons pas que les tueurs de Halle et Hanau s’échappent de la niche catégorielle de l’ultra-droite suprémaciste pour nous bondir dessus en horde, foulant l’Europe du pied jusqu’à l’auto-immolation de ses derniers principes tel le guerrier prototypique de la dixième croisade.
    À ce titre, nous ne négligeons pas l’utilité que nous pouvons retirer du contournement des explications d’homme à femme en cas de dispute interétatique, grâce auquel nous privons l’autocrate viriliste du droit de dérogation que lui octroierait le primat des us et coutumes de sa nation souveraine sur le droit international ; faut-il encore que le garant des libertés fondamentales veille bien à ce que cet écran de fumée, dont nul ne lui demande d’en recouvrir sa tête, n’ait pas été tendu entre l’Autre et lui comme un parfait guet-apens, trop énorme pour éveiller la défiance de sa cible.