Par un mélange de névroses françaises, de calculs politiciens, et d’arrières pensées plus ou moins égotiques, la réforme des retraites du Président Macron s’est retrouvée dans une situation crispée et apparemment insoluble.
Reprenons les choses dans l’ordre. En 2017, Emmanuel Macron propose une nouvelle réforme radicale du système des retraites français. Depuis Michel Rocard – en passant par Balladur, Juppé, Fillon, Touraine – toutes les réformes se faisaient dans un but globalement financier : trouver de l’argent face au vieillissement de la population et au rallongement de l’espérance de vie. Pour trouver de l’argent avec les retraites, il n’y a que trois solutions : rallonger le temps au travail (la durée de cotisation ou repousser l’âge légal), baisser les pensions, augmenter les cotisations. Toutes les réformes ont panaché entre ces trois leviers – on peut dire qu’il est «de gauche» d’augmenter les cotisations des employeurs, et, dans une moindre mesure, rallonger la durée de cotisation (qui est moins pénalisant pour ceux qui ont commencé à travailler tôt qu’un brusque report de l’âge légal, ainsi quelqu’un ayant commencé à travailler à 18 ans, avec quarante deux années de cotisations peut toujours partir à 60 ans : c’est ce qu’ont fait Hollande et Touraine) et on peut dire qu’il est «de droite» d’activer les autres mesures, qui tiennent moins compte de la souffrance ou de la pénibilité au travail.
En 2017, Emmanuel Macron faisait un constat : grosso modo, les réformes passées ont déjà permis d’assurer la bonne santé financière du système. Ce que le candidat libéral proposait, c’était d’adapter la retraite – comme il projetait de le faire, et l’a mis en œuvre depuis, avec le chômage et le système de formation – au monde du travail du XXIe siècle. Désormais, constatait-il, on passe d’un secteur à l’autre, et on change de travail plusieurs fois dans sa vie. Il faut donc adapter un système créé en 1945 où la retraite était attachée à sa corporation, ce qui explique l’affolante complexité de nos 45 régimes de retraites différents. D’où une idée très neuve : le système universel, où les individus pourraient, sans être pénalisés ni jetés dans les griffes de la complexité administrative, naviguer dans le monde du travail moderne.
Mais, cette belle idée s’est enlisée. D’abord parce que le gouvernement ayant lâché les vannes budgétaires sur beaucoup de sujets depuis les Gilets Jaunes, réduire le poids des dépenses de retraites (14% de notre richesse nationale) est très tentant pour atteindre nos engagements européens (les fameux 3%). Ensuite, sans doute, car une partie du pouvoir, rallié à Macron après la présidentielle, pense, idéologiquement, que notre système coûte trop cher. Enfin, parce que cette réforme n’a pas été très bien expliquée – l’année de tergiversations nébuleuses conduites par Jean-Paul Delevoye n’a rien arrangé.
Mais, aujourd’hui, le Premier ministre – un peu par calcul politique personnel (se classer en grand réformateur responsable), un peu par tactique politicienne (séduire la droite en vue des municipales) et beaucoup car il est sans doute sincèrement convaincu qu’instaurer un âge dit pivot à 64 ans est nécessaire – a braqué le débat sur une mesure très «ancien monde» : le report de l’âge légal. La mesure n’était pas dans le programme. Certes, depuis 2017, des rapports ont pointé du doigt un gouffre financier à venir, mais ces rapports sont flous et sujets à caution. Donc, il est très difficile d’attacher une légitimité politique à cette mesure – d’autant que les députés En Marche n’ont pas été élus sur cette mesure, ne l’ont pas portée, et sont d’inclination de centre gauche sur ces sujets.
En réalité, le gouvernement a l’air de vouloir mêler l’âge pivot et le système universel – deux sujets très différents, et pire, de vouloir baisser ses ambitions d’universalité (en re-créant des régimes spéciaux) pour acheter la paix sociale sur l’âge pivot. La volonté macronienne de libérer les individus en les affranchissant d’un régime corporatiste des retraites a totalement disparu dans l’affaire.
Quelles seraient les solutions ? Vouloir à tout prix séduire la CFDT n’est pas si essentiel – puisque la base du syndicat est désormais très crispée. Mais il faudrait remettre les choses dans l’ordre. Par exemple, commencer par reprendre la proposition de Richard Ferrand : un âge pivot individualisé, qui tienne compte de la pénibilité et des carrières longues (un âge pivot uniforme étant très injuste envers ceux qui ont travaillé tôt). Et surtout rappeler que cette réforme n’est pas supposée être du Juppé réussi, mais une mesure de progrès. Il faudrait donc ne rien lâcher sur l’universalité, et ne pas se mettre à multiplier les mesures catégorielles. Restera le financement : on peut très bien augmenter un peu les cotisations, ou mettre à contribution les entreprises, par exemple en réduisant un crédit d’impôt assez inefficace, comme le fameux CICE inventé par Hollande. C’est ce que propose par exemple Philippe Aghion. On reviendrait aux bases du macronisme. Ce serait en soi une bonne chose – une vraie réforme courageuse et très ambitieuse. Mais c’est surtout la seule réforme qui a une légitimité politique – celle de la campagne présidentielle et législative de 2017.
Nous ne nous prononcerons pas sur l’ADN du contre-électorat qui propulsa aux responsabilités le schlag de Balibar.
Il n’appartient qu’à lui de prendre le pouls à cette France antifranchouillarde qui, dans l’entre-deux-gares du Départ pour Nulle part, privilégia la raison progressive aux passions régressives auxquelles l’aurait condamnée l’un des deux pôles de l’antimondialisation.
La présidence Macron résulte du plus petit dénominateur commun existant entre les libéraux progressistes ou conservateurs de la droite et des centres et les antilibéraux conservateurs ou progressistes de gauche : un rejet épidermique à l’égard de la xénophobie.
Hélas, le territoire sacré de ce que devrait être une humanité rassemblée autour des intérêts propres à son destin commun, s’est, petit à petit, balkanisé sous l’empire des lâchetés républicaines, des ambitions clientélistes, des obsessions égotiques et des instincts grégaires les plus bourbeux.
L’avide labeur ne suffit pas à remplir la forge d’un destin.
D’où l’importance d’une convergence des luttes pour une plus sûre humanisation des systèmes.
Aux centres de toute existence humaine, individuelle ou collective, le détenteur du souffle n’a de cesse que d’alimenter son propre feu.
Si nous, les légataires d’au moins deux siècles de conquêtes sociales, ne parvenons plus à préserver notre part d’humanité qu’à travers le bornage d’un parcours professionnel réduit au rang d’esclavage, — à sa portion incongrue, pourrait-on dire, — cela interroge d’abord sur l’usage du temps de négociation qui nous est imparti pour réhumaniser le temps de travail, au prisme du temps libre.
Cependant, nous apprendrons à distinguer entre, d’une part, le procrastinateur et, d’autre part, le stratège du pourrissement.
De fait, quand le premier s’invite à repousser, soit la clause de pénibilité liée à ses obligations, soit la tentative de réalisation d’un souhait dont il redoute d’avoir à en subir quelque conséquence parasite, l’autre gère le chaos qu’a engendré un acte qu’il n’hésita pas une seconde à accomplir, et sur lequel il refuse de revenir.