A l’heure où l’on écrit ces lignes, le gouvernement n’a pas encore décidé s’il utiliserait l’article 49.3 de la Constitution pour faire voter la volumineuse réforme des retraites. Rappelons-le, l’article 49.3 dispose qu’il est loisible au Premier ministre, à condition de mettre en jeu sa majorité devant l’Assemblée nationale, d’engager sa responsabilité sur l’adoption d’un texte. En clair, le Parlement vote en une seule fois, et pas sur le texte, mais sur la confiance qu’il accorde au gouvernement, ce qui permet, indéniablement d’aller plus vite, et surtout de poser une autre question que : «êtes vous pour ou contre cette loi», mais plutôt : «êtes-vous pour ou contre ce Premier ministre», ce qui discipline généralement les députés récalcitrants, peu désireux de provoquer la chute d’un gouvernement. Le 49.3 existe depuis 1958 ; en fait, il a été créé par le constituant dans le cadre d’un «parlementarisme rationalisé». On avait alors la hantise de revivre la Troisième ou Quatrième République, avec un Parlement si puissant que le gouvernement, démuni des moyens de gouverner, était oisif, instable et ridicule. En 2008, la réforme constitutionnelle de Nicolas Sarkozy a réduit sa possibilité d’emploi à un seul texte par législature, hors projet de loi de finances – en gros, donc, une fois par an. 

Pourquoi le gouvernement songe-t-il à recourir à cette procédure ? Parce que l’opposition fait de l’obstruction : elle a déposé plus de 30 000 amendements, et au bout d’une semaine, un seul article a été voté, et en première lecture (il faudra ensuite une lecture au Sénat, puis, de toute évidence, après le rejet par le Sénat, à droite, de nouveau une lecture à l’Assemblée, etc.). Pourquoi l’opposition s’insurge ? Parce qu’elle voit dans cette manière, expéditive il est vrai, de conclure les débats sur la loi portant la réforme du régime de retraite les ferments d’une dictature libérale, d’un atroce autoritarisme matant le peuple. 

En réalité, le recours au 49.3 n’est pas l’arrivée au pouvoir de la junte militaire, ni l’abolition de la démocratie. C’est un moyen constitutionnel – et tout ce qui est constitutionnel est généralement parfaitement sensé, raisonnable et ennuyeux. Ce n’est pas un pronunciamento – c’est juste une mauvaise idée.

D’abord, il n’y a pas de fondement légal. Bien sûr, le gouvernement a le droit de faire littéralement tout ce qu’il veut, dans les limites de la Constitution. Mais si l’on regarde les choses, le gouvernement n’a pas de bonnes raisons d’engager le 49.3. D’ordinaire, on en fait usage quand on n’a pas de majorité sur un texte, mais que les députés rechignent d’un autre côté à faire tomber le gouvernement. C’était le cas avec la loi Travail en 2016, et c’est ainsi que Michel Rocard, qui n’avait pas du tout de majorité avec le seul groupe socialiste, gouvernait. On pouvait alors plus aisément plaider le déni de démocratie : un texte était adopté alors même qu’une majorité de la représentation nationale ne le soutenait pas. Ici, Édouard Philippe dispose d’une très confortable majorité, y compris, plus spécifiquement, sur le texte de la réforme des retraites. C’est simplement que le gouvernement voudrait que la réforme soit adoptée avant l’été, pour des raisons de pure convenance politique : changer de sujet dans la perspective de la campagne présidentielle de 2022, ou, comme le disent les journalistes «changer de séquence». Pire, le gouvernement aurait pu user de l’article 44 (vote bloqué) ou 45 (vote programmé), qui, on passe les détails, permet, moyennant un délai supplémentaire entre le dépôt pour examen (qui a eu lieu fin janvier) et le début des débats à l’Assemblée, d’aller beaucoup plus vite. Le gouvernement n’en a pas fait usage, soit par simple amateurisme, soit parce qu’il s’est rendu compte que cela repoussait l’ouverture des débats en plein milieu des élections municipales. Ainsi, le 49.3 n’a pas de raison d’être : si on lui laisse le temps, l’Assemblée votera la réforme, avec une majorité confortable, ce serait juste interminable. Il n’y a pas de raison juridique – un simple calcul politique, ce qui n’est ni très solide en droit, ni très glorieux en fait.

Ensuite, c’est une réforme très importante, et très complexe. Un «haut commissaire» est censé avoir mené deux ans de négociations. Une conférence des partenaires sociaux est précisément en train de la compléter, de l’amender, sur un volet qui n’est pas mineur, son financement. La loi elle-même autorise le gouvernement à légiférer par ordonnance, c’est-à-dire sans consulter l’Assemblée, ce qui signifierait, avec l’usage du 49.3, un court-circuitage au carré de l’Assemblée. La réforme, en outre, est très compliquée, pour ne pas dire incompréhensible. Même une instance aussi timorée que le Conseil d’État a critiqué le manque d’information, ce qui contrevient aux principes constitutionnels de démocratie représentative et de vote éclairé du Parlement et ce qui pourrait donner lieu, une fois le texte voté, à une censure constitutionnelle. Une grande réforme, qui intéresse tous les travailleurs, aussi majeure, sur plusieurs générations, mérite d’être discutée à l’Assemblée, fût-ce pendant des mois, et fût-ce en opposition au calendrier politique et électoral secret du gouvernement. C’est un enjeu citoyen.

Enfin, si un gouvernement doit être prudent avec l’usage du 49.3, c’est bien celui d’Emmanuel Macron. D’abord parce que la légende politique du Président s’est écrite précisément en opposition avec le 49.3. Souvenez-vous : en 2015, Manuel Valls refuse que son ministre de l’Économie convainque un à un les députés de voter la Loi Macron, comme il s’était employé à le faire. Trop risqué, trop incertain, et donnant trop la belle part à Macron, Valls s’y refuse et a alors offert un prétexte en or au jeune ministre pour dessiner un portrait de Valls en autoritaire brusque, et de dessiner un macronisme qui serait un travail de conviction pragmatique, démocratique, social, dépassant les courants dans l’intérêt général. Valls en «dégainant» le 49.3 alimentera le récit de Macron au moment de lancer sa campagne présidentielle. C’est presque toute l’aventure du macronisme qui est née du dernier usage du 49.3 : il est donc paradoxal que, sans nécessité, Macron en fasse usage. Et puis, Macron a ouvert, en théorie, un «Acte II» de son quinquennat, après l’épisode des Gilets Jaunes. Il devait gouverner par «grands débats», consensus et consultations. Encore une fois, même si le 49.3 n’est pas du tout anti-démocratique, surtout quand, comme c’est le cas ici, une majorité virtuelle existe pour le texte, court-circuiter l’Assemblée ne se fait pas sans dommage. Mais c’est un symbole ravageur, et la politique, que voulez-vous, est faite de symboles.

Pour toutes ces raisons, employer l’article controversé de la Constitution est une triple erreur. L’une des dernières raisons qui devraient garder le gouvernement d’en faire usage, c’est que la réforme des retraites est une bonne réforme : juste, responsable, et ambitieuse. Si Édouard Philippe, ou les responsables de la majorité, voulaient l’entacher d’un vice de naissance, la frapper d’un sceau écarlate et irrémédiable, d’un défaut natal dans la cuirasse, eh bien, ils ne s’y prendraient pas autrement.