C’est une nouvelle étape, importante, dans l’histoire de La Règle du jeu. A partir du 6 janvier prochain, chaque mardi à 20h, au Théâtre libre, la revue reprend ses séminaires, animés par Alexis Lacroix – dans le sillage de ceux proposés au public jusqu’en 2016, et qui ont vu défiler intellectuels, écrivains, artistes, hommes ou femmes politiques, tels que Philippe Sollers, Christiane Taubira, Cécile Guilbert, Betrand Bonello, Edwy Plenel, Jean-François Kahn, Claude Hagège, Régis Jauffret, André Glucksman,Benoît Jacquot, Elisabeth Roudinesco… impossible de les citer tous !, et sans oublier les grands séminaires de Yann Moix, des heures de leçons et conversations sur Gide, Aragon ou Kafka…
La reprise des séminaires aura donc lieu le 6 janvier à 20h, par une rencontre avec Bernard-Henri Lévy intitulée «Qui est l’ennemi ?», et autour de la phrase de l’écrivain allemand Lichtenberg «En France, cela fermente – personne ne sait ce qui en sortira, du vin ou du vinaigre». Car la séance inaugurale donne à la fois le ton et les motifs de cette reprise. Le ton ? Reprendre, dans la France de 2020, des séminaires publics et gratuits, proposer, aux curieux ou aux sceptiques, un moment d’élucidation intellectuelle ou d’éclairage artistique sur les grands enjeux de l’époque, et, pour les invités, un espace et un moment de parole libre quoique nourrie de l’échange, c’est un geste de combat. Combat contre l’hystérisation du débat – par le temps de la pensée, les proportions d’une véritable conversation, avec ses soubresauts, sa subtilité, sa complexité, cette seule denrée rare, à l’heure de l’abondance des datas et du bavardage sur réseaux sociaux. Combat, aussi, pourquoi ne pas le dire, contre un air du temps livré souvent à la haine de l’intelligence – ce que Kundera appelle la misologie – à l’irrespect des grandeurs scientifiques, expertes, savantes, et une atmosphère nationale gouvernée non seulement par les passions tristes, mais également agitée par le racisme, l’antisémitisme, le populisme. 2020, c’est l’anniversaire de La Règle du jeu : et si l’on compare les deux décennies, l’on est passé d’un ordre international où la promotion des droits de l’homme était le but naturel de l’intervention politique, dans le sillage de la chute du Mur, au Trumpisme devenu fou. De l’espoir vers un monde meilleur, à la désolation du massacre des Kurdes par Erdogan. Mais 1990, c’est également l’année où, déjà, l’islamisme montrait ses premiers surgeons ; où l’on profanait un cimetière juif à Carpentras ; où le Front National grimpait inexorablement ; où l’on était à l’aube d’un déchaînement de violence ethnique et religieuse en Yougoslavie ; où l’Europe n’était pas encore une «union», mais où l’espoir, cependant, persistait. Autrement dit, cette idée force d’une revue qui accueille écrivains, artistes et philosophes pour non seulement décrire mais aussi lutter n’a pas pris une ride. Elle est même plus nécessaire que jamais pour sauver une certaine idée de la démocratie, de la liberté, de la littérature et de l’Europe ; rappeler ou inventer de nouvelles «règles du jeu», à une époque, la nôtre, où il ne semble plus y en avoir aucune. Le fond de l’air est rouge, disait Chris Marker : il est aujourd’hui brun – mais aussi, si on le veut, métissé, vert écolo, étoilé d’Europe, blanc couleur papier, pourvu qu’on s’y emploie.
C’est la mission particulière de La Règle du jeu, mais c’est la mission générale de ces beaux objets que l’on appelle les revues – qui sont aussi des théâtres, des facultés permanentes, des maisons pour artistes, des quartier-généraux, des états-majors, des petits parlements, des hôtels pour opposants ou persécutés sans frontières. C’était celle, par exemple, et toutes proportions gardées, de la Revue Blanche des frères Natanson : accueillir et publier Léon Blum ou Lucien Herr, inviter Mallarmé et Julien Benda, Péguy et Gide – se battre avec la même flamme pour Dreyfus, la République, les Nabis ; pourfendre avec le même feu décapant la littérature d’Académie et le génocide en Arménie ; faire découvrir Alfred Jarry ou la torture en Catalogne ; enquêter sur la Commune ou l’art de la couleur chez Paul Gauguin. Les époques – le tournant du siècle – se ressemblent : République en danger, montée des haines, extermination des peuples, tragédies en suspension – et les ambitions ne sont pas dissemblables : informer, éveiller, faire admirer. Autrement dit, faire de la politique avec de la littérature, avec le même style et le même œil, et faire de la littérature à l’occasion de politique. C’est avec cette belle idée d’une revue comme université populaire que reprennent les séminaires, libres, gratuits, publics, de La Règle du jeu. Les anniversaires ne se célèbrent pas – ils répètent, même sous de nouvelles formes, ce que l’on a toujours été : un combat, des amitiés, des enthousiasmes, un tempérament et des indignations.
chouette!