Le titre Soif associé au nom d’Amélie Nothomb pouvait laisser présager que l’on trouverait dans les pages de ce roman quelque chose qui relèverait du champagne, de son caractère essentiel, et de sa dégustation. Point du tout ! On n’est, cependant, pas très loin de la Biographie de la faim (2004) ou de Métaphysique des tubes (2000). Manger, boire. Actions élémentaires et essentielles que réclame le corps. Et c’est justement le corps qui est le sujet premier de ce roman – et sans doute de l’œuvre entière de Nothomb. Le corps, oui, mais pas n’importe lequel. Le corps du Christ. Corpus Christi.
Voilà un texte écrit à la première personne, dont le narrateur est Jésus. Il a trente-trois ans, est enfermé dans une geôle, on vient de le condamner à être crucifié, et il attend l’heure de son supplice. L’incipit est formidable : «J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort.» Une phrase qui n’a l’air de rien, et qui prend tout son sens quelques lignes plus bas, lorsqu’il est fait allusion aux mariés de Cana, «mes premiers miraculés.» Ainsi donc, cet homme qui se savait condamné d’avance, c’est le Christ. Et c’est sa voix que nous entendons lorsque nous lisons. Pour qui découvre le roman en amont de sa sortie en librairie, et avant que la presse en ait parlé, c’est un choc. On se souvient, soudain, que Nothomb a revisité quelques contes, Barbe Bleue et Riquet à la houppe, par exemple. Là, l’écrivaine prend à bras-le-corps l’histoire la plus célèbre du monde, universellement connue et commentée. C’est La Plus Grande Histoire jamais contée, pour reprendre le titre du film de George Stevens (1965). Le Christ, c’est Dieu incarné. Ce mystère de l’incarnation, cette question du corps et de la chair, Amélie Nothomb la brasse à sa manière : allusive, sensuelle, ontologique plus que psychologique. Le «je» qui s’exprime passe par différents stades de réflexion et de sensation, ou de souvenirs de sensations. Ce Christ-là est humain, heureux d’avoir été incarné, sûr de son sort mais râlant un peu tout de même de devoir en finir avec la chair.
Dans cet évangile d’Amélie, la soif apparaît comme un contre-pied à la souffrance du supplice. Jésus, sur sa croix, pieds et mains cloués, ne prononce pas les paroles canoniques que Luc lui prête. Il dit juste «J’ai soif». C’est que durant sa nuit de veille, il a refusé de boire l’eau de la jarre qu’on avait laissée dans sa geôle. Il sait, il dit, que Dieu est tout entier dans la première gorgée d’eau que l’on avale lorsqu’on a soif. Qu’il est même préférable de cultiver sa soif, d’en différer l’«étanchement», afin d’éprouver un plaisir véritable et divin. L’histoire s’encastre peu ou prou dans les récits évangéliques de la Passion, éponge mouillée de vinaigre au bout d’une lance, par exemple. Amélie Nothomb choisit de reprendre les motifs tels qu’ils sont ancrés dans nos références culturelles – dans le roman, on plante les clous dans les paumes de Jésus, et non pas dans ses poignets – ou bien s’en écarte – la lance qui perce le corps du Christ est, dans le roman, plantée à gauche, côté cœur, et non à droite. Nous ne sommes pas ici dans un décalque de la tradition, mais dans une reconstruction littéraire, et romanesque. L’histoire, au fond, chacun la connaît. Nothomb se l’approprie.
Le Christ d’Amélie Nothomb a beaucoup à voir avec celui de Níkos Kazantzákis : il est humain avant tout, incarné plus peut-être qu’aucun d’entre nous, amoureux de Marie-Madeleine, fils aimant et corps souffrant. Sa trinité personnelle repose sur une formule : l’amour, la soif, la mort. Il aura éprouvé ces trois sensations, qui sont les plus humaines possibles. Ce Christ-là, pétri de tradition, est une projection d’obsessions personnelles et de questionnements universels. Par exemple : qu’est-ce que ça fait d’être amoureux ? Nothomb répond à la question de façon presque graphique. Etre amoureux, même au seuil de la mort, c’est pouvoir dialoguer avec l’aimé ou l’aimée sans paroles, lui dire l’essentiel sans mots, et cet essentiel se matérialise par des rayons bleu et or, signes de l’indicible. On est dans un tableau. Autre exemple : qu’est-ce que ça fait de mourir ? Pour le Dieu incarné ou le simple mortel, «mourir» est un verbe d’action qui se distingue du mot «mort» :
« Voici venu le grand instant. La souffrance disparaît, mon cœur se desserre comme une mâchoire et reçoit une charge d’amour qui dépasse tout, c’est au-delà du plaisir, tout s’ouvre à l’infini, il n’y a pas de limites à ce sentiment de délivrance, la fleur de la mort n’en finit pas d’épanouir sa corolle.
L’aventure commence. »
La fin du roman va au-delà de la mort, et en quelques pages Amélie Nothomb réconcilie le versant culturel de l’incarnation christique et de la résurrection, notre propre incarnation, nos peurs et nos chagrins : «Si vous aimez vos morts, faites-leur confiance au point d’aimer leur silence.» La soif qui donne son titre au roman n’est pas une métaphore. Elle est la pierre de touche de l’expérience d’être vivant. Sur sa croix, assoiffé volontaire, le Christ d’Amélie pense qu’il vit «une expérience cruciale.» Tout Nothomb, ou presque, tient en cette phrase : le clin d’œil de l’écriture, la sensualité de nos vies corporelles, et une métaphysique ironique, pleine d’alacrité et de recul. La Passion selon Nothomb, ou selon Jésus lui-même par Nothomb, est allusive et cryptée, toute personnelle et donnée en partage d’évidence.
Voilà un roman qui ose le «je» christique. Probable – possible, plausible – polémique. Ne perdons pas de vue que Soif est un roman qui célèbre la vie vivante, vibrante, et qui magnifie la mécanique intriquée du corps et de l’esprit. Un texte littéraire qui repose sur des fondements culturels et civilisationnels, dont on sort chamboulé. En cette rentrée littéraire, Amélie Nothomb frappe fort.
NB : Par curiosité, pour ce qui relève de la soif du Christ dans les Evangiles, on consultera :
– Jean, 4-5 et seq. (La Samaritaine au puits de Jacob)
– Jean, 19-28 (Jésus, sur la croix, boit du vinaigre)
– Marc 15-23 (Jésus, sur la croix, refuse le vin mêlé de myrrhe)
– Matthieu 27-32 et seq. (On donne à Jésus, sur la croix, du vin mêlé de fiel, il goûte et refuse de boire. Plus tard, il crie et un garde court chercher une éponge imbibée de vinaigre, mais les autres gardes l’empêchent de la lui tendre.)
– Chez Luc, pas d’allusion à la soif.
NB 2 : En écho à ce roman de rentrée, on trouve dans la bibliographie d’Amélie Nothomb, outre la Biographie de la faim et Métaphysique des tubes, un roman intitulé Antéchrista (2003), qui n’a rien à voir avec la figure christique en tant que telle.
Amélie Nothomb, Soif, éd. Albin Michel, 21 août 2019, 162 pages.