Il a repris, hier, les mots du leader de guerre, au Parlement : «Boris» a juré de «ne pas se rendre», comme si l’Angleterre était de nouveau en guerre, et qu’il y avait d’un côté des «collaborateurs» (Johnson dixit) et de l’autre des hommes d’État patriotes et courageux.
L’actuel Premier ministre se prend, littéralement, pour Churchill, son glorieux prédécesseur, à qui il a consacré une biographie : «Winston. Comment un seul homme a fait l’histoire» (Stock, 2015). Cécile Dutheil de la Rochère, traductrice de l’ouvrage notait, le 9 août, dans Le Monde, les ressemblances superficielles entre les deux hommes, pour démentir plus loin toute profonde filiation entre l’amateur de whisky et l’élève dissipé d’Eton : «Tories, excentriques mais très contrôlés, corpulents et dotés d’une bouille ; doués d’un sens inné de l’image ; anciens journalistes sachant enjoliver la vérité ; issus d’un mélange de sang étranger et de vieille aristocratie».
Les similitudes sont flagrantes : mais elles s’arrêtent là. En réalité, le démon de l’analogie n’a aucun sens.
Là où Churchill fut pragmatique, sinuant mais chaque fois sincère, Boris Johnson est cet homme qui écrivit, avant de faire savoir sa position sur le Brexit en 2015, deux tribunes, l’une pour, l’une contre, et ne se décida à faire paraître la première qu’après un calcul politicien de second ordre, voyant l’opportunité de couler son rival David Cameron.
L’un était mouvant, changeant de «partis plutôt que d’opinions» : l’autre, Johnson, veut changer son parti sur l’autel de son opinion du jour.
C’est ainsi que la supposée ré-incarnation du Vieux Lion en vient à exclure des Tories Sir Nicholas Soames, petit-fils de Churchill. C’est ainsi que le leader actuel des conservateurs expulse de son propre parti ses membres les plus éminents : Philip Hammond, ministre des Finances il y a encore deux mois, ou encore Kenneth Clarke – membre de tous les cabinets de droite depuis Thatcher, que les Tories appellent par dérision et affection «le meilleur Premier ministre conservateur de l’Histoire» (nous apprend Sonia Delesalle-Stoppler, dans Libération).
Il se passe au Royaume-Uni ce qui s’est passé en 2017 en France : un effet centripète qui expulse de chaque camp, travailliste ou conservateur, les modérés, et laisse chacun des deux grands partis radicalisés et minoritaires. C’est le Macronisme sans Macron – ce qui, eu égard aux difficultés de stabilité rencontrées par le Macronisme avec Macron, n’augure rien de bon pour la santé de la démocratie britannique.
Ainsi, Johnson, qui a vécu une série d’humiliations parlementaires mardi et mercredi, parvient à faire l’Unité Nationale du Churchill de 1940, mais contre lui.
Churchill a vaincu les raids allemands sur Londres ? Johnson a cru, par un Blitz constitutionnel, entraver le Parlement.
Churchill a sauvé «seul» l’Histoire de la nation, selon le titre de la biographie de Boris ? Johnson, pour sa seule gloire, est en train de mettre à bas quatre cent cinquante ans de règles du jeu politique.
Churchill, en promettant du «sang, de la sueur et des larmes», a exhorté l’âme britannique au meilleur ? Johnson utilise le patriotisme pour engranger champagne, fleurs fraîches et narcissisme sur l’autel de son destin.
L’UE n’est pas l’Allemagne nazie, ni Michel Barnier, un général chargé d’envahir l’île.
Par mégalomanie, nécessité d’habiller un cynisme sans pareil, Johnson a cru bon d’enfiler le costume churchillien – il n’en a ni la calvitie ni l’envergure.
«L’art de jouer à la roulette avec l’histoire» : voilà le titre du chapitre, écrit par Johnson, pour analyser l’«opportunisme» de Churchill, qui, en effet, se trompa une bonne part de sa vie (sur l’Inde, la Russie, etc). Eh bien, on ne saurait mieux dire, quant aux choix vertigineusement cyniques de Johnson : l’art de jouer à la roulette avec le bien de son pays.
Si Johnson ressemble à Churchill, il ressemble au premier Churchill ; celui, qui, jeune premier Lord de l’Amirauté en 1915, lança son pays dans le débarquement des Dardannelles : un suicide géopolitique mû par l’arrogance et l’impréparation, et une atroce blessure britannique.
L’Histoire se répète toujours : la première fois comme tragédie, la seconde comme une farce. Avec Churchill, Johnson singe l’Histoire, et la fait redevenir et farce, et tragédie.