Le terreau romanesque de Karine Tuil, c’est l’ultra-contemporain. Dans Les Choses humaines, Tuil donne à voir comment s’exerce le pouvoir ici et maintenant, le pouvoir sous ses formes les plus aiguës : celui des médias sur le monde politique, celui des hommes sur les femmes. Ce pouvoir-là est un éros, une force sexuelle qui s’autoalimente par le narcissisme via les réseaux sociaux, par la course à la performance et à la réussite. Le Paris de 2016 qui est mis en scène ici est peuplé de bourreaux et de victimes, parmi lesquels les plus jeunes titubent sur la ligne de démarcation. Ainsi Alexandre Farel, aimé et malmené par ses parents, qui est accusé de viol sur la fille du compagnon de sa mère. L’instruction du dossier et le procès d’Alexandre, de même que les réactions de la victime, occupent la plus grande partie du roman, et sont librement inspirés de ce que l’on a appelé «l’affaire de Stanford» : en 2016, un étudiant américain, accusé du viol d’une étudiante sur les campus, a été condamné à une peine minimale. [1]
Avant d’en arriver aux circonstances de l’agression, Karine Tuil pose les bases à la fois du «comment est-ce possible ?» et du «non, ce n’est pas possible». La mise en place est magistrale, romanesque et ancrée dans l’histoire littéraire : nous sommes dans un roman réaliste avéré, où la bourgeoisie du XIXème siècle est remplacée par une caste de CSP+++. Non pas les banquiers ou les premiers entrepreneurs, mais les stars de la télévision et les essayistes féministes. Les parents d’Alexandre Farel forment un couple en vue : il est l’interviewer politique le plus en vogue depuis des années, elle a travaillé sur Simone de Beauvoir et défend le point de vue des victimes lors des agressions de Cologne, tandis que les néo-féministes voient dans l’accusation contre les agresseurs un motif raciste. Alexandre Farel est le fruit de l’union d’une féministe universaliste et d’un journaliste adoré du public mais sur le déclin dans la chaîne où il officie, car il a «dépassé l’âge» et qu’il est temps de laisser la place. Le fils est brillant, il a eu le bac à 16 ans, il sort d’une grande école – la plus grande – et étudie à Stanford. Milieu privilégié, donc, pas forcément paillettes, mais scrutant sur son smartphone les retombées de ses posts sur les réseaux sociaux.
Façade et faux-semblant… La postmodernité est aussi scrutée dans ce roman, cette postmodernité qui repose sur l’oxymore : on est un couple mais le vrai conjoint est caché, occulté. Jean Farel a sans doute été amoureux de sa jeune épouse, mais la femme qu’il aime est sa contemporaine. Elle est sur le déclin, elle aussi. Claire Farel, elle, craque littéralement pour un enseignant d’une école juive, et s’en va vivre avec lui. Le fils Alexandre vit sa vie outre-Atlantique, on se soucie peu de lui. La postmodernité que Karine Tuil met en branle prend racine dans le réel le plus prégnant, le moins oubliable : le compagnon de Claire Farel, Adam Wizman, est père de deux filles, dont l’une était présente à l’école Ozar Hatorah de Toulouse lors de la tuerie perpétrée par Mohamed Merah. C’est cette enfant-là, grandie, à l’adolescence chaotique – ses parents ont tenté d’aller vivre en Israël après la tuerie, mais ne se sont pas adaptés et sont revenus en France. La mère, devenue stricte observante, s’est installée à New-York tandis que la fille restait en France avec son père – qui accuse Alexandre Farel de l’avoir violée.
On ne peut embrasser toutes les implications du roman sans en passer par cette mise en place, et par l’évocation de cette mise en place. Parce que l’ultra-contemporain se caractérise, entre autres, par l’éclatement des données. Le point nodal du roman, à peine évoqué mais en trame souterraine, c’est le tsunami de l’affaire Weinstein et les hashtags #MeToo ou #balancetonporc. Le pouvoir que les hommes exercent sur les femmes et la prise de conscience de cet état de fait. Alexandre Farel, 20 ans, étudiant brillant, nullement violent, un peu paumé, commet un acte d’étudiant, une sorte de bizutage, envers une fille qu’il connaît à peine, et qui ne compte pas. Mais la toute-puissance, dans le roman, repose entièrement sur la figure paternelle : Jean Farel – né Johnny, dans un milieu défavorisé, traumatisé par son histoire familiale – est un père et un amant de type jupitérien. Le vrai pouvoir, c’est bien lui qui l’exerce : en soumettant son fils à la course à la performance, en fomentant un avortement dont on ne saura jamais s’il était consenti ou non, en ourdissant de petits complots pour conserver sa place dans les médias, en jouant les grands seigneurs vis-à-vis de sa maîtresse de toujours mais en la trahissant alors qu’elle ne peut plus rien comprendre, en séduisant de jeunes stagiaires et en refaisant sa vie à la fin de sa vie, il est dans le processus inéluctable de «c’est comme ça parce que je l’ai décidé». Son témoignage, lors du procès de son fils, est terrifiant. La mère, Claire, a depuis longtemps vacillé sur ses convictions, et choisi le camp de son fils, sans cesser de s’interroger sur son acte. Le père, lui, du haut de son Olympe, tonne, embobine et séduit.
Les Choses humaines, le titre que Karine Tuil a choisi pour son roman, semble faire écho aux Choses de la vie. Mais ne nous y trompons pas : là où, dans le roman de Guimard et dans le film de Sautet, au tournant des années 60-70, il était question de sentiments, de remémoration et de drame, chez Tuil, dans l’ici et maintenant, les sentiments ont peu de place, la mémoire est décantée en repli, le drame est transmuté en tragédie sociale. Les «choses humaines», celles qui nous constituent de tous temps, s’adaptent aux temps ambiants. Dans ce roman, elles soulignent ce qui constitue notre société immédiate : la prise de conscience est à la fois durable et éphémère (le fameux oxymore de la postmodernité), les réseaux sociaux sont un miroir qui ne reflète rien ou presque, et la loi du plus fort continue d’être la loi tout court. Alexandre Farel ne poursuivra pas ses études brillantes à Stanford. Mais… il montera une start-up qui prend à contre-pied ce pour quoi il a été accusé. Le pouvoir contemporain retombe toujours sur ses pieds.
Dans ses dernières publications – L’invention de nos vies, L’Insouciance – Karine Tuil nous confrontait à nos démons et nos sursauts, nos faiblesses et nos ressources, toujours sur le mode contemporain. Avec Les Choses humaines, elle aborde des thèmes encore plus immédiats, qui résonnent de manière plus brutale. La figure de Mila Wizman, élève ayant échappé à Merah dans la cour de son école toulousaine, ballotée entre Israël, Paris et New-York à l’âge tendre, écartelée entre la religiosité de sa mère et le foyer non-conformiste de son père, sans doute ébahie par le monde estudiantin dans lequel la propulse Alexandre, puis abusée ou tout comme, dans tous les cas soumise, est inoubliable. Elle prend la parole, une parole presque inaudible, entrecoupée de sanglots, puis lisible, claire et forte, sur une page de son blog. Mais son image s’efface, les tout-puissants ont repris le dessus. La brutalité de l’ultra-contemporain, c’est ça : tout rentre dans l’ordre. Cet ordre a un peu vacillé. Un peu. Pas plus.
1 – Pour info, on se réfèrera, par exemple, à cet exposé de l’affaire.
Karine Tuil, Les Choses humaines, éd. Gallimard, 22 août 2019, 350 pages.