La situation au Soudan vient de connaître un tournant très grave : ce lundi 3 juin au matin, à Khartoum, la capitale, des militaires ont ouvert le feu sur le campement qui réunit depuis début avril des dizaines de milliers de contestataires devant le ministère de la Défense et le commandement général de l’armée. A la mi-journée on dénombrait déjà au moins 24 morts et près de 120 blessés. Des militaires sont également intervenus dans d’autres villes pour disperser les sit-in qui s’y tenaient.

L‘opération a été principalement menée par la Force de réaction rapide (RPF), une unité paramilitaire où ont été recyclés les anciens janjawid. Ces milices arabes de sinistre mémoire avaient acquis leur triste réputation à travers les atrocités qu’elles avaient commises contre la population civile noire du Darfour. Au côté de la RPF sévissent des éléments des services de renseignement. Ces services sont restés, tout comme la RPF, très liés à l’ancien président Omar el-Bechir, le dictateur débarqué et arrêté le 11 avril par de hauts gradés à la suite de la puissante mobilisation démarrée en décembre dernier contre son régime.

Omar el-Bechir était à la tête du Soudan depuis qu’il avait été porté au pouvoir par un coup d’Etat des Frères musulmans en 1989. Il est recherché par la Cour pénale internationale (CPI) qui l’a notamment inculpé de crime de génocide au Darfour. Lors de son arrestation par ses collègues – qui n’ont d’ailleurs nulle intention de le livrer à la CPI – on a découvert chez lui quelque 130 millions de dollars en liquide.

Depuis sa destitution, le Soudan est dirigé par un Conseil militaire de transition (CMT), en principe provisoire comme son nom l’indique, avec lequel l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation, a négocié – en vain – durant de longues semaines afin que le pouvoir soit remis aux civils. Les militaires avaient un temps reproché à l’opposition de ne pas avoir pris la charia comme base de leur projet pour l’avenir du pays. Ce qui en dit long sur le profil idéologique du Conseil militaire, mais aussi, à l’inverse, sur les dirigeants du mouvement contestataire qui se soucient peu de placer l’islam au cœur de leur programme politique.

La fraction la plus brutale des forces armées essaie donc désormais de liquider par la violence le puissant mouvement pacifique qui mobilise depuis le 19 décembre dernier des foules gigantesques à travers le pays pour que les militaires quittent le pouvoir et que le Soudan devienne une démocratie.

Le Conseil militaire a récemment reçu le soutien de l’Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte. Il est probable que c’est forts de cet appui que les chefs militaires les plus radicaux ont décidé de mettre fin à la contestation en faisant usage des armes. Le général Hamdane Dagalo, l’homme à la tête de la RPF, est d’ailleurs un proche allié des régimes saoudien et émirati.

Il est indispensable d’empêcher le bain de sang dans lequel les militaires menacent de noyer l’élan démocratique qui soulève des millions de Soudanais : alors qu’à Khartoum même et dans plusieurs villes de province la population proteste en manifestant dans les rues contre la répression sanglante déclenchée à l’aube, il faut une puissante réaction internationale, allant des simples citoyens jusqu’aux gouvernements, pour arrêter la main des tueurs en uniforme.

Les ambassades à Khartoum des Etats-Unis et du Royaume-Uni ont déjà demandé aux militaires de cesser leur intervention. A Bruxelles, l’Union européenne a appelé le CMT à agir «de manière responsable» et à transférer rapidement le pouvoir aux civils. De la France nous attendons une réaction ferme, exprimée au plus haut niveau de l’Etat et du gouvernement. Ce qui depuis des mois se joue au Soudan, et en ce jour plus encore, n’est rien d’autre que la possibilité de l’avènement de la démocratie dans l’un des plus grands pays musulmans d’Afrique.