Nous voici de retour en houellebecquie, ce territoire littéraire, mental et sociologique à la fois. Dans Sérotonine, un petit Blanc prénommé Florent-Claude traîne sa dépression et évoque les femmes qui ont peuplé sa vie d’agronome. Il y a Kate, Yuzu, Claire et Camille, entre autres. Camille tient une place à part : c’est la femme aimée, que l’on a trahie et qui s’en est allée, en larmes, après la trahison. Celle que l’on n’aurait pas dû trahir, justement. Elle était jeune, enthousiaste, aimante, concernée par un avenir que l’on aurait pu bâtir en commun. Le nouveau roman de Michel Houellebecq dessine un parcours imparable de ratages et de retour sur ces ratages. Florent-Claude – dont le prénom n’est jamais prononcé en entier, sauf pour la présentation du personnage, on se contente en général de Florent, et encore incidemment, ce prénom est sans cesse évité dans le texte –, est à la fois incarné et symbolique : sa dépression et son impuissance sont, sans doute, le reflet d’une France en repli, et le reflet de la conviction de Houellebecq que tout, toujours, court à sa perte.
La dépression, Florent-Claude ne la combat pas vraiment – on ne combat pas une dépression –, il la maîtrise par une nouvelle molécule, prescrite par un docteur Azote qui est l’un des personnages les plus élaborés du roman, un toubib au franc-parler détonnant, dont les ordonnances comportent aussi bien des pilules que des adresses de putes, et des conseils de tourisme sexuel. La virilité perdue à jamais, c’est là le motif premier de Sérotonine, et cette virilité est mise en cause dès le début du roman, et dès la naissance du narrateur :
«[…] non seulement je trouve la combinaison Florent-Claude ridicule, mais ses éléments en eux-mêmes me déplaisent, en somme je considère mon prénom comme entièrement raté. Florent est trop doux, trop proche du féminin Florence, en un sens presque androgyne. Il ne correspond nullement à mon visage aux traits énergiques, sous certains angles brutaux, qui a souvent (par certaines femmes en tout cas) été considéré comme viril, mais pas du tout, vraiment pas du tout, comme le visage d’une pédale botticellienne.» (p.10)
Quelques lignes plus bas, le prénom Claude renvoie à Claude François, et est associé à «une soirée de vieux pédés.» (p. 11)
La virilité envolée, qui est au cœur du roman, et qui détermine tout l’itinéraire du narrateur, est singulièrement bousculée par le prénom de la femme aimée et regrettée : Camille. Prénom épicène, s’appliquant autant au féminin qu’au masculin. Camille est un personnage solaire que l’on fait pleurer – un beau temps que l’on fait tourner à la pluie – comme si la vie consistait à semer le malheur tout en recherchant le bonheur. Camille pleure au moins par deux fois dans le roman : en sortant de la visite d’un élevage de poulets – elle fait des études vétérinaires – et en croisant le narrateur au bras d’une autre femme qu’elle. Le narrateur – Florent-Claude, donc – est agronome, versé en botanique urbaine, on lui confie la mission de promouvoir les fromages normands. Camille est vétérinaire, et elle devient mère. Stérilité et impuissance d’un côté, soins et maternité de l’autre.
Une bonne part du roman se déroule en Normandie, dans ce que l’on nomme la Suisse normande. Le narrateur y retrouve un camarade de promotion, noble de province ayant opté pour l’élevage raisonné. Bien entendu, tout tourne mal : après l’optimisme et l’enthousiasme, la traite des vaches à la main, le foyer stable et prometteur, survient la baisse assassine des cours laitiers, l’épouse s’envole avec un pianiste de passage en emmenant les enfants, il ne reste rien de ce que l’on avait rêvé, et bâti. L’épisode normand est le plus étendu dans le roman, on y revient en flash-backs et l’on y est en diégèse pure. Car Sérotonine est aussi une odyssée – entendons par là un périple – à l’échelle de la petite Europe, et de la petite France. Une incursion espagnole, au tout début, parvient à mêler dans le récit – et à confronter dans les attitudes – deux représentantes des Indignados à une Japonaise. L’Europe du sud, enjouée, désirable et perdue à jamais, et l’extrême Orient, sous la forme du libertinage façon gang-bang. Là, sans doute, le lecteur doit-il se mettre en position de décrypteur. Ce Japon conquérant, installé, sûr de soi – on aurait plus pensé à la Chine, en l’occurrence – sous les traits de l’impassible Yuzu, c’est ce que le narrateur laisse tomber, laisse en rade : il choisit de disparaître, s’installe dans un Mercure parisien, puis, chassé par la bien-pensance ambiante – tous les Mercure sont à présent non-fumeurs – rejoint son camarade de promo en Normandie, et s’installe dans un bungalow au bord de la mer.
Sérotonine est une odyssée dont l’Ulysse sait qu’aucune Pénélope ne l’attend. A quoi bon rejoindre Ithaque ? Pénélope a eu un enfant, mais pas de lui. Elle ne l’a pas attendu. Il l’a trahie, elle l’a trahi. Il faut quitter le bord de mer, s’enfoncer plus avant dans les terres, ne pas s’offusquer qu’il n’y ait pas de connexion internet, on n’en est plus là, on a dépassé le stade de la modernité postmoderne. L’essentiel, c’était l’amour d’une femme, amour mental et physique, et on a tout bousillé.
Sérotonine est un roman fascinant et affligeant. On mettra les adjectifs dans l’ordre que l’on voudra. On s’étonne d’y trouver quelques fautes de français – ne serait-ce que pour l’emploi d’«achalandé» lorsqu’on pénètre dans un centre Leclerc. Les références littéraires, avérées ou sous-entendues, on les appréciera. On tordra peut-être la bouche au glissement de «jeunes filles en fleurs» à «jeunes chattes humides». On sourira à ces «comme disait l’autre» pour les citations les plus évidentes ; on pensera à Gary, ou plutôt à l’Emile Ajar de Gros-Câlin, lorsqu’il est question de la bonté des putes ; on se souviendra, soudain, au détour d’une page de ce roman, que Julien Green, quelque part dans son autobiographie, ou dans son journal, ouvre au hasard la Bible pour y trouver un oracle ; on sursautera lorsque le narrateur dit ne plus lire que Les Âmes mortes de Gogol, et encore, quelques pages à la fois. Les Âmes mortes, c’est l’histoire d’un homme qui n’existe pas, et qui vient acheter des femmes et des hommes qui n’existent plus – enfin, c’est ma lecture du roman de Gogol.
Le Florent-Claude de Sérotonine est une âme morte dès le début du roman, partant à la recherche d’âmes déjà mortes, elles aussi. Seule émerge Camille au prénom épicène, objet de la quête, toujours solaire. Ce que ne dit pas le roman, c’est que, parce qu’elle s’est sauvée, Camille sauvera le monde. Ou une petite partie du monde. Elle est en position pour cela. Pour Florent-Claude, le mal-aimant, il en va autrement :
«La mort, cependant, finit par s’imposer, l’amure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours. C’est sans doute plus rapide pour ceux qui n’ont jamais appartenu au monde, qui n’ont jamais envisagé de vivre, ni d’aimer, ni d’être aimés ; ceux qui ont toujours su que la vie n’était pas à leur portée.» (p.346)
Lui, dit-il, n’est pas dans ce cas. Pourtant, porté par l’indolence, il n’a jamais montré qu’il avait réellement envisagé de vivre. C’est à ces contradictions-là que s’attache le roman, contradictions que Houellebecq fait peser, en premier lieu, sur «l’esprit du temps» (p.347). Houellebecq interroge bien des états dans Sérotonine. Des «états», oui, et des postures. Au-delà du néo-néo-romantisme dont il est le plus beau représentant – cette exploration du sentiment à l’aune de l’environnement social, et de la survie ontologique sur fond de spleen, de décrépitude physique, et de certitude de Dieu – il donne à son narrateur, en fin de texte, un emballement surprenant : Florent-Claude sort de la forêt, s’installe dans un appartement minuscule en haut d’une tour du XIIIème arrondissement, tour érigée, érectile, et compense son impuissance par la bouffe. En même temps qu’il envisage la chute.
Moins démonstratif que le roman précédent Soumission, ce nouvel opus de Michel Houellebecq amplifie une œuvre qui compte, à juste titre, dans la littérature contemporaine. Il ravira les houellebecquiens.
Michel Houellebecq, Sérotonine, éd. Flammarion, 4 janvier 2019, 352 pages.
Je ne prête pas aux artisans de mon occultation les calculs morbides d’une bâillonneuse de Valls. J’assume tout, dès lors que tout se tient. J’aimerais tellement vivre des temps catastrophiques. Dommage, nous ne basculerons pas encore dans la clairière déprojective. Les mots demeureront maculés de l’ADN de leurs derniers violeurs. Et leur usage impropre finira forcément par entacher leur sacrificateur.
Les tigres de papier sont tapis dans le moteur de perdition, hackers ou agents doubles du pire empire.
Hélas, je ne suis pas homme à griffer des guillemets dans le vide à l’instant où je tiens un propos ironique. Aussi je conseille au lecteur que ma verve révulse de passer son chemin. À mauvais entendeur, point de salut!
Le beau sourire Freedent dont se fendra l’empathe éthique des tapis rougissants au moment même où Christophe Dettinger lui décrira l’attaque au vaporisateur de Zyclon B que lui et ses stars jaunes avaient essuyée de la part des Einzatsgruppen du Reichführer-SS Kristof Castaner, cette indignation à géométrie variable pour les victimes de génocide qui ne profite visiblement qu’à des lanceurs de cerfs-volants crématoires, me plonge, je vous l’avoue, dans une perplexité de surface. Mais trêve de pleutrerie; nul n’est censé ignorer ce qui le connaît. Un boxeur ne cesserait pas d’être un boxeur pour la seule raison qu’il aurait raccroché les gants. Dès lors, je n’apprendrai rien au champion de France en supposant qu’outre l’usurpation de fonction héroïque dont on se rend coupable en frappant un membre de la police dont la mission concerne au premier chef les intérêts vitaux de la nation, ce dernier a franchi un palier supplémentaire dans l’indécence en violant, non pas un article de la Constitution, mais un point de déontologie commun à tous les sports de combat, lequel consiste dans l’interdiction formelle de mettre en pratique l’art plus ou moins martial duquel on est passé maître, en dehors d’un ring ou d’un tatami.
Chacun est libre de traiter comme bon lui semble le complexe de César du président d’une République incontestable, à condition bien sûr d’employer les concepts joviens au même degré que l’adversaire suprême. C’est une chose de taquiner le chef de l’État en raclant les écarts de langage qui le sépareraient du faux messie Emmanuel Ier. C’en est une autre de légitimer l’insurrection contre un État de droit que l’on accuse de transgresser la quintessence de ses lois intrinsèques. Les ajustements qui s’imposent à un exécutif pragmatique ne sont pas censés provoquer chez lui un changement de cap alors même que son objectif est d’apporter des solutions aux problèmes du pays, à savoir que chaque jour charrie son lot de problèmes inédits. Demander à Macron de changer de personnalité c’est, d’une certaine façon, l’aider à retrouver le mojo qui l’avait propulsé. Nous incitons le président de la République à cultiver ce qu’on lui reproche aussi loin que possible. Nous l’invitons à osciller entre macroéconomie et microéconomie tel le promeneur macédonien qui unifia provisoirement Orient et Occident. L’échelle humaine sera son aiguillon. Les citoyens n’embarquent pas dans le navire transnational en tant que simples passagers. Chacun d’eux est investi des responsabilités d’un membre d’équipage. Il n’y a pas de fatalité à la mutinerie. Le rivage des temps de justice est à portée de cœur et d’intellect. Le moindre effort du plus petit des nôtres, dès lors qu’il aura été fourni en vue d’éteindre le ressentiment primal, concourra au sauvetage collectif. A contrario, la paresse des consciences agressées avides de mésinterprétation constituera une entrave majeure à l’accostage de l’Union planétaire, ce Plusieurs que les sages nous ont décrit comme unifiable au sortir du désert intérieur.
Quand on dit tous pourris, fatalement l’on s’inclut. Après avoir surfé avec maestria sur la vague du dégagisme, on se condamne à devoir chaque soir préparer ses valises. La critique du libéralisme devrait se donner pour objectif de renforcer les ressorts démocratiques d’un système neutre qui, reflétant sans pitié les liaisons qu’il génère, s’est révélé d’une sourde sauvagerie. La protection des libertés individuelles stipule que l’homme émancipé puisse jouir de ce merveilleux espace de libre-échange qu’abruptement, l’on met à sa disposition. Pétrie d’une candeur débile ou du désir boueux de narguer la petite meute de persécuteurs des premiers de la classe, la démarche institutionnelle se cabre telle une pimbêche effarouchée, attirant sur elle les yeux des hommes qu’elle rangera indistinctement dans la catégorie des mecs par lesquels c’est pas en 2019 qu’elle va commencer à se faire emmerder. Pour s’échanger des politesses, faut-il encore que la civilité n’ait pas déserté le champ des concepts devenus prégnants dans un territoire mental donné, a fortiori spolié.