À juste titre, toute la classe culturelle et musicale, française en particulier, célèbre les centenaires de Debussy et de Leonard Bernstein, à l’apogée de leur gloire posthume, et le bicentenaire de Gounod. Mais qui vraiment se préoccupe du centenaire de Lili Boulanger (1893-1918) dans l’infinie ductilité de sa jeunesse emportée par la maladie de Crohn, qui ne fera qu’amplifier la grave pneumonie qui la mine depuis l’enfance ? Être Femme et compositeur à cette époque témoignait d’une opiniâtreté à toute épreuve. Voici pourtant que la firme allemande Carus-Verlag a édité cette année un CD dédié à la compositrice, qui fait suite à celui de 2015 – pour une part dédié également à Fanny Hensel[1] (1805-1847). L’éditeur de musique chorale réputé mondialement a entrepris par ailleurs l’immense travail de publier les partitions de l’œuvre chorale de Bach et, en CD, l’Œuvre complète de Heinrich Schütz. En même temps que ce CD Lili Boulanger, ils éditent un CD d’œuvres pour chœur de Gounod (1818-1893).
Lili Boulanger est de six ans la cadette de Nadia, l’aînée de six enfants, tous musiciens, qui eut une magnifique carrière de compositrice, chef d’orchestre, pianiste, théoricienne et pédagogue. Il n’en demeure pas moins que Lili fut la première femme prix de Rome en 1913 pour sa cantate Faust et Hélène.
Que nous eût donné Lili Boulanger si le sort avait été moins cruel avec elle ! Ce qui surprend peut-être le plus dans son œuvre vocale aussi bien d’influence judéo-chrétienne – comme ses psaumes (dans la traduction de l’abbé H. Lesêtre) – que profane ou spirituelle au sens plus large, c’est la sérénité, la spiritualité la plus pure qui s’en dégagent. Son chant Pour les funérailles d’un soldat (1917), un an avant sa propre sa mort, accompagné d’un seul pianoforte, n’est pas sans évoquer le Requiem de Gilles. Le texte est signé Alfred de Musset. Un chœur d’hommes et un chœur de femmes dialoguent avec le baryton solo, le tout empreint d’une ferveur pleine de tendresse et d’émotion. C’est sans doute La Vieille prière bouddhique pour chœur, ténor solo et orchestre, remplacé ici par le pianoforte, qui est l’œuvre la plus poignante de ce CD. Antonii Baryshevskyi, pianiste ukrainien, qui suivit notamment les masters class d’Alfred Brendel, plus qu’il n’accompagne, dialogue en osmose avec les chanteurs.
Ce texte bouddhique est tiré du Visuddhimagga. Ses paroles ont un caractère universel portant à la communion. Au cours de ces quatre strophes choisies par la musicienne, le nom du Bouddha est tu. Par ses harmoniques autant que par son mode musical, Lili Boulanger, surmontant la douleur lancinante, qui revient par quatre fois comme un refrain, nous offre une œuvre d’une vraie pureté. Le texte dit :
«Que toutes les femmes, que tous les hommes, les aryens et les non-aryens, tous les dieux et tous les humains, et ceux qui sont déchus, sans ennemis, sans obstacles, surmontant la douleur et atteignant le bonheur puissent se mouvoir librement, chacun dans la voie qui lui est destinée» (trad. Suzanne Karpelès, 1890-1968).
Le solo de flûte placé dans la partition est le signe nécessaire pour évoquer ici l’Extrême-Orient mais aussi le Tibet. Il apporte à la prière une sérénité, un calme, un appel à la méditation – au silence.
Il n’est pas anodin que Lili Boulanger ait puisé dans un corpus étranger à la tradition biblique – dite judéo-chrétienne –, pour dire l’universalité des humains appelés à une communion sans dieu, sans révélation. En revanche, le psaume 130, le De Profundis, est le psaume le plus mis en musique dans la tradition chrétienne, davantage que dans la tradition juive, d’où il est issu, attribué à David comme l’on sait. La compositrice culmine dans sa partition, d’autant qu’elle sent la mort approcher. On peut rappeler que ses trois Psaumes 24, 129 et 130, sont les seuls qui nous soient parvenus, car elle en avait composé quatre autres aujourd’hui disparus. Nadia Boulanger rappelait que sa sœur fut très marquée par les psaumes de Florent Schmitt (1870-1958). C’est elle [Nadia] qui tenait l’orgue lors de la création du Psaume 47 op. 38, qui avait beaucoup impressionné Lili. En outre, le Psaume 129, auquel L. Boulanger a voulu rendre, par la traduction utilisée, un certain caractère hébraïque – en conservant les noms divins Iahvé et Adonaï plutôt que Seigneur –, est indubitablement marqué par Le Sacre du printemps mais aussi le Rossignol de Stravinsky (dont elle parle dans son Journal), comme nombre de musicologues l’ont souligné. Stravinsky, quatre siècles après la Symphoniae Sacrae et Psalmen Davids du grand Heinrich Schütz, a repris le motif d’une Symphonie des psaumes et Bernstein y alla aussi de ses Chichester Psalms.
Le CD de 2015 comprenait l’oratorio de Fanny Hensel (Oratorium auf Worte aus der Bibel, sorte de Deutsche Requiem à la Brahms), suivi des deux psaumes de Lili Boulanger, évoqués plus haut, le 129 et surtout son 130, interprétés avec puissance par le Philharmonia Chor und Orchester Stuttgart, dirigés par Helmut Wolf.
Lili Boulanger est de toute évidence, au milieu d’un Debussy ou d’un Bernstein aux répertoires si riches, la plus oubliée. Voici une grande musicienne française à redécouvrir et ce sont les Allemands qui le font.
Lili Boulanger, Hymne au Soleil et œuvres chorales, Orpheus Vokalensemble, Antonii Baryshevskyi, Pianoforte, Michael Abler, 1 CD Carus-Verlag.
[1] Fanny Hensel, Lili Boulanger, Philharmonia Chor und Orchester Stuttgart, dir. Helmut Wolf, Carus Classics, 2015, 83.648.