Puisque 2018 est sous le signe certes de Debussy (centenaire de sa mort) mais aussi de Leonard Bernstein (1918-1990) en ce centenaire de sa naissance, je voudrais parler de son œuvre monumentale que beaucoup découvrent ou redécouvrent. Sa Kaddish Symphonie n°3 (1963), qui fut dédiée à John Fitzgerald Kennedy sans parler de West Side Story, sont des tubes planétaires, comme peut-être ses Chichester Psalms. Mais cette Messe ou Mass comme disent les anglo-saxons, est une totalité, une œuvre considérable où Bernstein a rassemblé ou récapitulé tout son génie de compositeur et sa puissance iconoclaste qui sait aussi raison garder quand il le faut. Tenant à la fois de l’opéra, de la comédie musicale, du Spirituals, Mass est plainte et complainte, prière et refus de la prière. On pense aussi à War Requiem de Britten mais tout autant aux puissantes œuvres religieuses de Penderecki ou de Milhaud. Cette Messe ou Mass n’est-elle pas la première écrite par un compositeur juif bien qu’agnostique au XXe siècle ? Michaël Levinas y a été voici deux ans de sa Passion selon Marc – Passion après Auschwitz, mais écrire une Messe est un événement marquant. C’est pourquoi Bernstein a voulu en faire une sorte de manifeste musical autant que théologique pour se démarquer des grandes messes composées en son siècle. Théologique cette partition l’est avant tout par son livret signé conjointement Stephen Schwartz et Bernstein. Dans notre temps post-religieux, comment faire autrement que de se replonger dans les textes de l’Ecriture juive ou chrétienne, quand notre culture même athée en est issue ?
L’œuvre, commandée par Jacky Kennedy-Onassis, fut créée le 9 juin 1971 pour l’inauguration du Kennedy Center à Washington, mais Bernstein étant très controversé en particulier au moment de la guerre du Vietnam, ni elle ni le président Nixon n’étaient présents ce jour-là.
Avant d’en revenir au texte, un mot sur les moyens requis par l’œuvre : solistes (enfant, lyrique, rock, blues), trio de jazz, trois choeurs, bande magnétique, orchestre de chambre et grand orchestre symphonique. Les deux CDs Deutsche Grammophon, qui viennent de paraître, sont interprétés sous la baguette du chef canadien Yannick Nézet-Séguin par le Philadelphia Orchestra et cinq ensembles à commencer par le Temple University Diamond Marching Band, pour les percussions et trompettes, puis quatre chœurs, Street Chorus Cast, The American Bouchoir, Temple University concert Choir, Westminster Symphony Choir, auxquels s’ajoutent dix-neuf solistes chanteurs. On pense à la Symphonie des Mille de Mahler. Les trois langues retenues ici sont le latin, l’anglais bien sûr mais aussi l’hébreu en particulier pour le Kaddish. Au texte latin de la messe tridentine selon le rite de Pape Pie V (avant la réforme de 1969), sont ajoutés des tropes ou apostilles, comme on faisait au Moyen Âge, dans lesquels le compositeur ajoutait son propre commentaire aves ses questions. Les tropes, nombreux ici, sont dues à Bernstein mais aussi à Stephen Schwartz et Paul Simon, l’auteur du premier quatrain du trope du Gloria «Half of the people», tous deux compositeurs de Brodway. Le premier trope du Credo est «Non credo, Je ne crois pas» et au Confiteor est associé un autre trope «I don’t know (Je ne sais pas)».
C’est dire la profondeur des interrogations que comporte cette partition d’une des œuvres religieuses les plus accusatrices du XXe siècle, écrite en pleine guerre du Vietnam.
Les interrogations et affirmations théologiques ou athées de sa messe disent aussi un certain anathéïsme pour reprendre le terme du philosophe Jean-Luc Marion.
La partition du Gloria a des accents mahlériens évidents dans les cordes (Gloria, 18). Bernstein rend aussi quelques hommages à Bach et surtout à ses contemporains immédiats, le Stravinsky de Noces, Chostachovitch, Britten. «Œuvre monde» écrivait Rémy Louis en 2009. On y entend une sorte de koto japonais, deux guitares électriques, deux percussions, deux synthétiseurs, deux orgues et des musiciens de rue. Bach dans sa Hohe Messe, sa Messe en Si mineur, avait emprunté à nombres de ses cantates profanes des airs et des chœurs, d’où l’idée que ce chef-d’œuvre luthériano-catholique était aussi relié au profane. Bernstein, athée ou agnostique, n’a pourtant pas écrit une anti-messe bien que Mass ait des accents d’anti-messe et d’anti-christianisme caractéristiques, tout en acceptant la gageure et le challenge de se plier pour une part seulement au texte de la tradition.
Sur fond de guerre et de crise grave de civilisation aux Etats-Unis et en Occident en ces années 1969-1971, Leonard Bernstein innove avec cette œuvre opératique qui donne le vertige. Œuvre universelle où beaucoup de croyants et de non-croyants intelligents et mélomanes à défaut d’être musiciens, se retrouvent. Seule la musique et un compositeur aussi génial que Bernstein pouvaient inoculer un tel souffle de modernité dans un texte qui a au moins mille ans, sachant que le premier compositeur à avoir écrit une messe est Guillaume de Machaut. Nous sommes vers 1360. La messe en musique, de Machaut à Bernstein, est devenue un genre musical auquel de nombreux non-chrétiens et non-croyants ont donné leurs lettres de noblesse. L’histoire retiendra aussi qu’avant le seconde partie du XXe siècle jamais une messe n’aurait été commandée à un juif. Donc cette œuvre est un Hapax, une composition première et unique en tous points. C’est toute l’histoire de la musique que Bernstein récapitule d’une certaine façon avec Mass. Une œuvre à découvrir et à méditer en cette année du centenaire du compositeur.