Depuis quand un peuple est-il coupable de vouloir être libre ? Depuis quand un référendum à propos de l’indépendance est-il une «provocation» ? Depuis quand des dictatures se permettent-elles de donner des leçons de constitutionnalité à un peuple qu’elles ont méthodiquement persécuté ainsi que leurs propres minorités ? Depuis quand de grandes démocraties leur emboîtent-elles le pas ? Depuis quand ne trouvent-elles rien à redire à l’embargo général sur un pays enclavé ? Depuis quand la communauté internationale remercie-t-elle en s’en lavant les mains un peuple combattant hier pour elle contre Daech à ses portes ? Depuis quand ce retour à la loi du plus fort et à l’acquiescement des Nations ? Réponse : depuis aujourd’hui.
«Privés de sortie», les Kurdes, et tant pis pour eux ! Ils n’avaient qu’à pas vouloir être libres, et rester soumis à Bagdad, à l’Irak, vassalisé par l’Iran, où s’entredéchirent sunnites et chiites. On asphyxie un peuple, son espace aérien est fermé, ses communications terrestres coupées, et, dans les grandes capitales occidentales, on s’en lave les mains, mieux on reçoit les instigateurs du blocus. Un Munich silencieux est en cours.
Voici, rivalisant à qui jouera le mieux les gardiens de prison, le sieur Rohani en nouveau conquérant perse, comme jadis sur les royaumes-clients qui devaient prêter allégeance ; voici le sieur Erdogan, cherchant, entre Bernard-Henri Lévy et Kouchner, des bouc-émissaires – suivez mon regard ; voici le premier Ministre irakien Abadi en professeur émérite de fédéralisme au couteau entre les dents, voici Bachar al Assad en spectateur enthousiaste invité au club des affameurs, voici les bloqueurs, les embargeurs, que nous laissons tonner, menacer, et demain, peut-être, envahir sans coup férir un peuple dont nous nous prétendions l’ami.
Nous sommes encore quelques-uns à n’avoir pas perdu la faculté d’indignation, dans l’océan d’indifférence qui règne sur cette affaire du Kurdistan et de sa liberté. Car il s’agit, n’en déplaise aux chancelleries et au Business international qui convoite les juteux marchés de l’Irak pétrolier et d’un Iran débarrassé des sanctions, de la liberté d’un peuple. Mais, aux yeux de ses puissants voisins comme de nos Realpoliticiens, ce peuple kurde est un peuple «en trop», ainsi que l’écrit Bernard-Henri Lévy dans son prochain Bloc-notes, comme il y eut du temps de l’URSS, des hommes en trop, ces dissidents soviétiques que l’Occident, alors, recueillit à bras ouvert. Le peuple kurde, qui, enserré entre des terres arabes, ottomanes et perses, a l’audace d’être non-confessionnel, de vivre en démocratie, de pratiquer l’égalité entre les sexes, de protéger les Chrétiens et les lieux de mémoire juifs, est, bel et bien, un peuple en trop. Vouloir se libérer de la tutelle soi-disant fédérale d’un Irak héritier de Saddam Hussein, serait un mauvais signal. Ce serait un encouragement aux minorités kurdes d’Iran, de Syrie et de Turquie, elles toujours sous la botte. Pas de ça, Erbil !
Et puis encore ceci. Va-t-on ici passer sous les fourches caudines de Bagdad, devoir montrer patte blanche aux geoliers ? Il y a un million de réfugiés, chrétiens, yézidis, arabes au Kurdistan, qui dépendent de l’aide internationale, des équipes médicales et des logisticiens étrangers, et que Bagdad, en interdisant les vols sur le Kurdistan, prend cyniquement en otages. Les organisations humanitaires vont-elles accepter de passer par Bagdad et à ses conditions, comme jadis, les Serbes assiégeant Sarajevo, la communauté internationale, la FORPRONU, loin d’exiger la levée du siège, négociaient avec eux, contre la moitié des chargements, le passage du ravitaillement vers la ville bosniaque martyrisée. «Un sandwich à la porte des camps» disions-nous alors. Va-t-on se plier au diktat de Bagdad, accepter, collaborer ?
Tel est désormais l’enjeu, dans la partie décisive qui s’annonce. Nos démocraties, nos humanitaires ont le sort physique et moral d’un peuple libre et des réfugiés qu’il abrite entre les mains.
Au petit Caporal : On ne dissout pas le Saint-Office de l’Inquisition sans renverser quelque chose au passage. Or la chose en question a peu de chance d’être ébranlée de l’intérieur. La Révolution démocratique mondiale s’érigera sur le socle des droits de l’homme ou ne s’érigera pas. Ses nouveaux territoires de conquête ne seront pas les provinces d’un empire à l’ancienne, — on ne peut soumettre ceux-là même qu’on libère. L’empire des droits fondamentaux n’est donc en aucun cas l’objet d’un paradigme néocolonial. Il ne souffre pas la moindre hésitation sur la noblesse des intentions actionnant son action. Aussi on ne le ne voit guère convaincre une femme que son corps est obscène tel que ces proxénètes puritains qui, ne sortant jamais sans leur chapeau, leurs cieux et leurs auspices, ont partout en charge l’exploitation de la triste mine d’or. Si pour l’heure, nous n’avons pas eu connaissance d’une affaire aussi éclaboussante que ne menace de l’être l’affaire Weinstein en Chine, en Inde, en Russie, en Arabie saoudite ou en Afrique du Sud, je n’en conclurai pas trop vite à l’improbable dominante d’un Dirty Harvey sud-africain, saoudien, russe, indien ou chinois.