«Nous soignons, ils tuent », ainsi pourrait-on résumer la vie du french doctor Tissot, des montagnes rebelles du Kurdistan à celles d’Afghanistan. Complété de : « Ils subissent, nous témoignons », à propos des miséreux de Haïti, des oublié(e)s du Moyen Atlas, des crève la faim de Somalie, que ce solitaire passionné s’est employé à soulager tant bien que mal avec ses moyens du bord. Sans parler de ces Anus mundi qui parsèment aujourd’hui la planète, des camps du Liban, de Lampedusa à la jungle de Calais.
L’Histoire est tragique, et Frédéric Tissot est l’un de ces milliers de réparateurs autant qu’indignés qui refusent, contre vents et marées, de baisser les bras, et sont l’honneur de cette profession sans illusion qu’être frère, quand on le peut, de ses semblables.
Il a plongé il y a plus de quarante ans dans cette tourmente barbare, sans autre viatique que sa trousse et ses cantines de médecin, ni d’autre boussole que celle de la résistance au pire, comme hier, nos aïeux, les armes à la main, en Espagne et dans l’Europe occupée, et tous ceux qui ont légué leur cause et leur exemple à ceux qu’aujourd’hui, face à la misère et l’oppression, on nomme d’un mot très imparfait les humanitaires, mais beau tout de même quand, parmi eux, les idéalistes valeureux sont de la trempe de Tissot.
Il n’avait rien d’un révolutionnaire le jeune pied-noir rapatrié d’Algérie qui, étudiant en médecine, ne pensait qu’à danser, et qu’émeut toujours la lecture du témoignage devant le haut tribunal militaire d’un soldat perdu du putsch d’Alger des généraux de 1961. Cela a commencé par une longue marche dans l’Afghanistan envahi par les Soviétiques et la distribution de médicaments aux moudjahidines, suivi d’un coup de fil improbable au fin fond du Maroc où le jeune coopérant civil soignait les goitres et accouchait des femmes aux grossesses à répétition à qui il apprenait en même temps la pillule. Direction les maquis kurdes d’Iran, via la Turquie sous dictature militaire.
Quarante ans plus tard, après des années aux côtés des combattants kurdes contre Saddam Hussein gazés par des bombes françaises au phosphore à Halabja, la rencontre dans une grotte, déguisé en peshmerga, avec un Kouchner médusé, puis de Danielle Mitterrand avec qui il organisera le refuge en France, le temps de leurs études, de centaines d’orphelins et d’enfants kurdes, Frédéric Tissot sera le premier Consul de France au Kurdistan d’après la chute de Saddam Hussein. Un Consul particulier, en chaise roulante, après un terrible « accident de travail », comme il l’écrit dans son Homme debout où il retrace ses engagements d’aventurier humanitaire, frappé à Haïti au passage d’un fil conducteur qui se transforme en arc électrique et laisse Tissot, la colonne vertébrale brisée, à jamais paraplégique
Entre-temps, le médecin de terrain free lance, recruté par un Kouchner devenu ministre de la Santé qui s’y connaît en hommes comme en medias, avait dirigé en 1992 la cellule d’urgence du Quai d’Orsay, inventé l’opération des enfants des écoles de France donnant chacun un kilo de riz contre la famine en somalie, au terme de laquelle Kouchner, sur la plage de Mogadiscio, portera, à mi-corps dans l’eau, un sac de riz devenu tout un symbole autant qu’objet de polémiques parisiennes. Il nous aura reçus, faisant office d’ambassadeur intérimaire dans les locaux déserts de l’ambassade de France à Kaboul, Bernard-Henri Lévy et moi, venus au lendemain de la mort du commandant Massoud et de la chute des Talibans faire un rapport global, à la demande conjointe du tandem Chirac-Jospin, sur l’aide de la France à la reconstruction du Pays des hommes indomptables, cher à Kessel. Il n’aura pas manqué de s’y faire bon nombre d’ennemis en homme inflexible de terrain qu’il est, qui préfère les programmes de santé publique, vaccination, hygiène de base, la formation d’infirmiers de campagne aux pieds nus, aux hôpitaux clinquants, hautement spécialisés, issus de la charité médiatique occidentale en faveur des enfants afghans, réservés à une poignée de cas.
Tel est Frédéric Tissot de bout en bout, qui parle dans son livre du dur devoir d’exister et dont la vie, contre les faux semblants de la générosité sans âme ou devenue le masque d’intérêts politico-économiques mal avoués, illustre la grandeur à hauteur d’homme quand elle se fait action. « Ce quelque chose, dit-il, qui ressemble à la liberté. »
L’Homme debout, par Frédéric Tissot, Editions Stock.