Ne sommes-nous pas entrés dans un temps de grande turbulence où un grand geste vaut mieux qu’une petite victoire ? Ainsi Angela Merkel. Elle sera peut-être battue l’an prochain. Mais elle aura, par un acte, un seul, celui de tendre la main à 1 million de réfugiés en danger de mort aux portes de son pays, conjuré (différé…) le naufrage annoncé de l’Europe.
C’est le 40e anniversaire de la mort de Malraux. Et l’on ne voit, pour l’instant, rien venir. Toujours mort, l’auteur de « Royaume-Farfelu » ? Au rebut des œuvres froides, sans postérité décisive ? Pour un ancien jeune homme qui a découvert le sens de la grandeur dans « L’espoir », celui de la beauté moderne dans « Le musée imaginaire » et, entre les deux, le goût de l’engagement dans les ossuaires d’un Bangladesh qu’il aura, pour ainsi dire, inventé, quelle tristesse ! J’y reviendrai.
Besoin de sens, répètent, tels des perroquets, les commentateurs politiques affolés… Et si c’était l’inverse ? Et si ce monde se mourait, non d’un manque, mais d’un excès de sens ? Et si la maladie moderne était, à longueur de blogs, tweets et paroles pour rien, de donner un sens à ce qui n’en a pas, ou plus, ou pas encore ? Ah ! Un politique qui se tairait un peu…
« Peshmerga » au Kurdistan, festival de Duhok, face à un public de cinéphiles sortis des tranchées. Dans ma présentation, je cite Godard, dans « Histoire(s) du cinéma, 2 » : la « caméra-stylo », c’est un écrivain-philosophe qui en souffle la formule à un certain Alexandre Astruc qui l’offre lui-même à la Nouvelle Vague française. Cet écrivain, vous le connaissez tous : c’est Jean-Paul Sartre.
Vu d’ici, à quelques encablures de la ligne de front face à Daech, ce qui parvient du débat politique français est bien étrange. Et, en particulier, l’injonction sans précédent faite à un président de ne pas se représenter. Et pourquoi donc ? Parce qu’il aura livré la guerre au terrorisme ? Déployé, ici, le meilleur de nos forces spéciales ? Sauvé, dans la Syrie voisine, face à un Obama pusillanime, ce qui restait d’honneur à l’Occident ? Résisté à Poutine ? A Erdogan ? J’ai écrit, il y a quelques mois, dans Time Magazine, que le bilan géopolitique de Hollande était mieux que bon. Plus que jamais, je m’y tiens.
Pour un film de cette sorte, le réalisateur, en principe, a le choix. Narcisse ou Actéon. Ou, mieux, Gygès, le voyeur devenu invisible. Mais pourquoi pas les trois ?
François Zimeray, lui, a vu « partout le même visage ». C’est le titre (« J’ai vu partout le même visage », Plon) du livre qu’il a consacré à la relation de ses années d’ambassadeur itinérant pour les droits de l’homme. Car la liquidation des visages, leur disparition programmée dans la nuit des hommes infâmes, l’anonymisation des victimes dans l’indifférencié
des carnages sans mémoire ni sépulture, n’est-ce pas la loi de cette part-ci de l’humanité ? Et n’est-ce pas à cela que le témoin se doit, tel un aveugle scrutant la nuit, de résister lorsqu’il le peut ? A noter, en ouverture de ce livre beau et grave, le récit des interminables secondes, le 15 février 2015, dans un centre culturel de Copenhague, de la fusillade dont il faillit être victime. Scène hallucinante de précision et d’horreur. Et hallucinant aussi, par parenthèse, que la presse de son pays ne s’en soit pas davantage fait l’écho. Y a-t-il tant d’autres ambassadeurs de France, après tout, qui se soient fait tirer dessus ? Oui, un. L’ambassadeur Louis Delamare, assassiné le 4 septembre 1981, à Beyrouth. Et c’était le coup d’envoi de notre nouvel âge sombre.
Le film encore. Il y a, dans un documentaire, paradoxalement plus de fiction que dans une fiction. Pourquoi ? Parce que pas de script. Parce que pas de dictée. Parce que le « document » n’y est pas tant « donné » que produit par l’œil de celui qui tourne. Parce que je ne filme pas ce que je vois mais ce que ma présence cadre et, dans certains cas, engendre. Parce que l’enjeu, en un mot, et pour citer un autre grand penseur du siècle dernier, Jacques Lacan, n’y est pas « le réel » (hors de prise) mais « la réalité » (unique objet de mon assentiment).
Tous ces hommes politiques qui, dans de louables efforts de sincérité surjouée, vont répétant : « je dis ce que je pense et je fais ce que je dis ». La troisième oreille, la meilleure, ne peut s’empêcher d’entendre, ici aussi, la voix sans réplique du même Lacan : « la grande erreur de toujours – s’imaginer que les êtres parlants pensent ce qu’ils disent » (et faire, avec cette « imagination », l’économie du doute, de l’incertitude quant à la sincérité d’autrui, de la part de contingence et de perplexité obligée, qui sont l’âme de la politique et le secret de sa nécessité).
Malraux encore. Le jour où Florence, sa fille, m’offrit la demi-amphétamine trouvée, au matin de sa mort, sur sa table de nuit. Mon ami Hoshmand Othman, à qui je raconte l’histoire et qui tient la littérature française pour sa seconde patrie : c’est l’analogue d’André Chénier montant à l’échafaud après avoir corné, à la page où il en était et où le bourreau interrompait sa lecture, son exemplaire d’« Œdipe à Colone » de Sophocle.
La bataille de Mossoul ? Pour eux, les combattants kurdes, tout le programme sera là : gagner cette guerre sans l’aimer et sans presque la livrer – comme dans « L’art de la guerre » de Sun Tzu ; comme dans le « Guérilla dans le désert » de T. E. Lawrence qui fit tant rêver le premier Malraux ; comme chez tous ces penseurs convaincus que « se battre » est, le plus souvent, « une erreur »… Là aussi, j’y reviendrai.
La position de Donald Le Pen est intenable. On ne peut pas évacuer l’excédent d’énergie humaine renouvelable avec un tuyau bouché. On ne peut pas espérer voir dégager les demandeurs d’asile politique tout en leur faisant perdre tout espoir de rentrer au pays. Car on oublie souvent que la crise des migrants a pour origine une guerre civile, et que cette guerre contre l’Internationale démocratique a débuté en 2011. Une année que l’on voyait déjà photosynthétiser les lumières d’En-Haut et les Lumières d’en-bas, où la présence des troupes américaines en Irak — elles se feront la malle durant l’Automne arabe — permettait encore à l’État irakien RII-compatible de contenir les velléités djihadistes d’une portion de sa population sunnite attirée par l’aventure al-qaïdesque d’un embarquement immédiat sur le vaisseau fantôme d’Oussama, ethnocidaire décomplexé. En ce temps-là, le principal saboteur de la révolution démocratique syrienne était le chef de l’État, futur car ancien bourreau de son propre peuple, futur car ancien tyran revenu beaucoup trop tôt sur le devant de la grande scène psychopathopolitique pour ne pas encourir un retour d’enflammement; on ne gagne jamais à prôner l’anormalisation des relations diplomatiques. Mais revenons à nos brebis. Contrairement à l’idée incontinente, les réfugiés irako-syriens n’ont pas migré de gaieté de cœur. Ils sont bardés de cicatrices, et quand celles-ci ne sont pas physiques, elles n’en sont pas moins défigurantes. Humiliés par l’injuste condition humaine, ces femmes et hommes rêvent sans doute d’une Syrie libérée par quelques Alliés fiers et orageux… Probable qu’ils invoquent, à l’orée du réveil, Celui qui, pourtant, Leur avait bien signifié qu’Il n’était pas un homme et, pour cette raison même, ne prenait pas la place de l’homme quand il s’agissait, pour ce dernier, de se révéler à Lui à travers ses actes. Se battre pour eux c’est, d’abord, se porter garant de la souveraineté nationale. Inutile de remonter jusqu’à trente-six pour voir que les tyrans s’attirent. Hitler appuya Franco, nous connaissons la suite. Aussi. Nous ne laisserons pas un attardé conscientiel s’attarder en Syrie. Nous, les nations, ne le permettrons pas car nous, le peuple des peuples, ne saurions nous le permettre.
Renvoyer les demandeurs d’asile syriens dans la fosse aux lions serait inhumain. Aider Assad à évacuer la Syrie de tous ses opposants serait assassin. La situation des réfugiés doit impérativement demeurer provisoire. Ils sont le sel de leur terre. La Libération ne se fera pas sans eux.
Clinton pourrait changer la donne en allant serrer la main aux chefs de tous les Métapartis démocrates de l’Ancien Régime futur antériorisable desdites terres d’islam. Par démocrates, je n’entends pas les Hitler de trente-trois, ces fossoyeurs du suffrage universel sur lequel ils s’assoient. De fait, nos frères d’armes des antidémocraties sont le fer de lance de la libération des consciences en ce qu’ils représentent la principale force d’opposition de leurs pays respectifs. On leur reproche de s’opposer au régime instauré par un État souverain, que dis-je, de vouloir renverser quelque château de cartes, on les déclare ennemis de leur état/État façon Gülen, mais, ne nous y trompons pas. Les démocrates dignes de ce nom ne se sont opposés à des régimes qu’à partir du moment où ces derniers mettaient en cause le principe de liberté de conscience, lequel principe se fonde sur le caractère universel de la conscience humaine. Les mêmes gulénistes, sous un régime libéral, c’est-à-dire pluraliste, ne seraient plus qualifiables d’opposants au régime quand ils se contenteraient de leur statut d’opposition face à une majorité élue, ou assumeraient leur statut de majorité aux responsabilités, fixant le cap, défendant leur vision contre la possibilité d’une alternance. Il sera sans doute difficile à Clinton de pénétrer le néobloc de l’Est en toute liberté. D’y circuler en terrain conquis. De s’y faire des amis. D’aller en retrouver. De légitimer, chez les derniers féodaux de la Terre, l’antilégitimisme. Sauf que le monde n’est plus aussi vaste qu’il ne le fut. On en voit désormais le bout, j’allais dire, les… le bon et le mauvais. Il suffit de le tenir par le premier. Il suffit de s’en tenir à la valeur des biens et de leurs corps qui ne sont pas dénués d’esprit. Le libre échange de s’arrête pas aux propriétés externes. C’est là l’immense privilège de l’état de dissidence. Étant pour le moment critique au stade de la conception pure, il ne peut pas se permettre de bannir la pensée.
Ne nous dites pas que vous êtes étonné qu’André Malraux ne soit présent dans le gros des mémoires que par ses tics, sa mèche et sa voix chevrotante (« Entre ici, Jean Moulin… ») ! Lorsque la dérision s’empare d’à peu près tout, que l’art et la littérature n’éveillent plus de manière manifeste les appétits et que les politiques – et avec eux, la politique – sont réduits ceux-là au paraître et à la com’, celle-ci à une carrière jugée pas toujours assez juteuse, Malraux (comme Sartre !) issu en partie d’André Gide est en quelque sorte passé aux oubliettes. Comme si son patronyme était aussi mal identifié, dans certaines têtes, bouches ou messages des « réseaux sociaux », par les presque bacheliers de Première, voire par d’autres jeunes – ou moins jeunes… – de milieux censément éclairés, que celui d’Anatole France. La modernité mal conçue flinguerait désormais, quasi systématiquement, les legs du passé ?