Mais comment font-ils, chez Monsieur Toussaint Louverture ? Comment font-ils pour n’éditer que du très bon, ou du pur chef d’œuvre ? Dénicher un roman tel que Karoo était déjà en soi un exploit (1). Rééditer l’exploit tient du prodige. Avec La Maison dans laquelle, cette excellente maison d’édition se surpasse à nouveau. Voilà ce qu’il est convenu d’appeler « un roman monstre », terme générique à la définition floue. En tout cas, c’est du lourd. Dans tous les sens du terme. 960 pages imprimées sur papier 60 grammes (main de 1,6), sous couverture en Brossulin 290 grammes. Ça pèse. C’est beau. La couverture est magnifique, « imprimée en offset avec toutes les couleurs possibles et imaginables (même si elles demeurent invisibles à l’œil nu), puis étoilée d’argent » nous apprend le colophon, parce qu’ils sont comme ça, chez Monsieur Toussaint Louverture, ils nous adressent des sourires, des clins d’œil. Ils sont, disons-le tout net, formidables.

Avant de raconter une histoire, ce livre a une histoire. Son auteur, Mariam Petrosyan, naît en 1969 à Erevan, dans une Arménie qui appartient encore à l’Union soviétique. A l’âge de 18 ans, elle commence à inventer et donner vie à ses personnages, dans des fragments épars qu’elle décide ensuite de réunir et d’amplifier. Le premier personnage à voir le jour est l’Aveugle, cet enfant qui fait naître la forêt autour de lui tandis qu’il avance dans un couloir. Le manuscrit circule en sous-main, est retranscrit sur ordinateur, atterrit enfin, comme par hasard, chez une éditrice qui remet sa lecture à plus tard, et qui, une fois la lecture enfin entamée, ne peut plus lâcher l’histoire. Elle est happée, comme nous le sommes. Le roman est publié en 2009. Nous sommes en 2016, il nous arrive dans sa traduction française. Monsieur Toussaint Louverture est la maison (d’édition) dans laquelle…

Que raconte La Maison dans laquelle ? L’histoire d’un monde et d’un temps. Un monde apparemment réduit à sa portion invalide, et qui devient symbolique. Un temps qui est celui de l’enfance et de l’adolescence, incarné par des personnages exemplaires qui ne se réduisent pas, loin de là, à leur seule exemplarité romanesque. La « Maison » est un internat réservé à des gamins qui ne peuvent pas vivre dans le monde extérieur. Ils ont tous un handicap, physique ou mental, qui les empêche de se fondre dans la population ambiante. Ce sont des enfants « empêchés », que l’on contraint à vivre entre eux. Filles et garçons élaborent, dans la Maison, des stratégies à la fois d’évitement et d’affirmation. Ces stratégies, toutes, passent par leur incroyable capacité imaginative. Les enfants, valides ou pas, on le sait, sont les champions de l’imaginaire. Dans la Maison, en autarcie, cette faculté est comme exacerbée. C’est Dickens au pays des merveilles, Dostoïevski mis en scène par Jeunet. Les adultes présents dans l’internat interviennent peu dans les guerres de clans, le partage des territoires et les fluctuations d’alliances. Les enfants sont un peuple façon cour des miracles, mais ils ne mendient rien.

Le roman s’attache à la vie de quelques groupes en particulier : celui des Oiseaux, celui des Rats, celui des Faisans, par exemple. Il n’est pas exclu que l’on puisse passer d’un groupe à l’autre. Tel Faisan – soumis, comme tous les membres de sa confrérie – est adoubé dans une caste moins anxiogène. Ces groupes, ceux de l’extérieur pourraient les qualifier de gothique, prédateur, esclave, etc. Mais les dénominations internes à la Maison, plus imagées, induisent aussi la part du rêve, et permettent d’échapper au cauchemar. Car ce qui s’exprime, autant dans la dénomination des groupes que dans les surnoms des enfants, c’est une sensibilité terrible, que l’on tente – désespérément ? – de contrebalancer par la bravade ou l’effacement. Redisons-le : la Maison est un monde en soi, et c’est le monde. Il y est finalement moins question de se préserver de l’extérieur que de simuler, sans le savoir ni même le pressentir, ce que sera cet extérieur lorsqu’on y sera lâché. Car la Maison, un jour, il faut la quitter.

Mariam Petrosyan a su capter, dans cet unique roman et ce roman unique, ce qu’il en est de nous au plus profond, et ce qu’il en est du monde dans sa globalité griffue. C’est là, du moins, ma lecture. Romanesque et presque métaphysique. D’autres strates de lectures se chevauchent, parmi lesquelles la strate politique n’est pas la moins intéressante. La Maison dans laquelle suggère aussi un monde totalitaire en voie de mutation. Comme tous les grands romans, comme tous les romans exceptionnels, La Maison… réunit l’intemporel et l’historique, l’allégorie et le réalisme. Il n’est qu’à s’en remettre aux noms des enfants : Vautour, Fumeur, Bossu, Hybride, Rousse et Roux, Porc-épic et Rigolard, Pompée, Limace et Lord, etc. Et l’Aveugle, mystérieux, insaisissable. Celui qui fait naître la forêt sous ses pieds en avançant dans le couloir.

Extrait :

« La Maison appartenait aux grands. C’était la leur. Les éducateurs y venaient pour maintenir un semblant d’ordre ; les professeurs, pour que les grands ne s’ennuient pas, et le directeur, pour que les professeurs ne s’enfuient pas. Les grands pouvaient bien allumer des feux en plein milieu de leurs chambres et faire pousser des champignons hallucinogènes dans les salles de bains, personne n’était en mesure de le leur interdire.

Ils utilisaient des expressions comme : “Rayonnement fibroscopique…” ; “Avoir l’âge de ses os…” ; “Se donner des airs de liturgie…” Ils étaient hirsutes, bariolés et jouaient de leurs coudes pointus avec un air glaçant. Leur énergie négative faisait trembler les vitres, effrayant les chats qui s’étaient réfugiés en dessous. Les grands se mariaient entre eux, s’adoptaient les uns les autres. Il n’y avait pas le moindre espoir de pénétrer ce monde. C’était leur monde, leurs vies. Et leur guerre. » (p.131)


(1) Karoo, de Steve Tesich, 2012 pour la traduction française chez MTL, est un roman américain remarquable, salué unanimement par les critiques lors de sa sortie. Pour info ou rappel, voir mon article.

Un commentaire

  1. Voir et revoir : Les nains aussi ont commencé petits, de Werner Herzog, 1969.