Concernant les auteurs des attentats de Paris, un phénomène semble n’avoir pas peu joué : la haine de soi reportée sur autrui.

« Inventée » par Henrich Heine et théorisée un siècle plus tard par Théodore Lessing à propos des Juifs intériorisant le mépris et les tares dont le monde extérieur les gratifiait sans mélange, cette posture masochiste peut-elle s’appliquer aux extrémistes musulmans français, dans une dépréciation de soi, ici meurtrière, reportée sur autrui ?

Les « Arabes », aussi brillantes qu’aient été les civilisations omeyyade, abbaside, ottomane et autres, passent depuis le XIXème siècle pour les retardataires de la modernité. Pourquoi ? En tête des facteurs avancés : une religion créditée d’archaïsme, de fermeture au monde, à la liberté individuelle, hostile à toute sécularisation, enfermant ses fidèles dans la nostalgie d’un âge d’or originel que l’Histoire et la domination de l’Occident ont balayé sans retour. Le constat, pour les tenants d’un islam des Lumières, est amer : maladie de l’islam sunnite, exégétisme zéro, littéralisme coranique, fanatisme, hystérisation du religieux face aux « agressions » de la modernité et à ses tentations « perverses ». Clôture des femmes, exaspération-répression de la libido. Fascination-répulsion envers l’Occident, ses libertés et ses mœurs, ce clivage schizophrène alimentant en réaction le sentiment chez les croyants « menacés » que les malheurs du monde musulman viennent de l’hostilité qu’on lui porte, dont l’occidentalisation serait le cheval de Troie. Partagées entre modernité et nostalgie d’une pureté imaginaire et perdue, les sociétés du Croissant connaissent une crise d’identité sans précédent. Peuples hier colonisés, après avoir longtemps concurrencé victorieusement la Chrétienté. Pauvreté endémique aujourd’hui ; monarchies pétrolières archi-réactionnaires, élites occidentalisées corrompues ou impuissantes, printemps arabes avortés. Grande littérature en crise, peu de savants éminents, moins d’artistes phares que ne le mériterait le glorieux passé : l’apport arabe à la pensée et à la modernité déçoit. Il s’édite chaque année le même nombre de livres que l’Espagne ; dont un tiers d’ouvrages religieux. Tout cela, les peuples concernés le perçoivent confusément, le subissent, s’y résignent ou s’en révoltent. Avec en prime, à l’extérieur, un regard là de commisération, ici de mépris, pour des sociétés en panne, désormais réputées dangereuses, tenues pour grosses des pires régressions.

Cette image négative du monde arabo-musulman, dictée à l’Occident, par un sentiment de supériorité tous azimuts, n’a pas manqué, avec le temps, de déteindre sur les intéressés, collectivement comme à l’échelle individuelle. Sans parler, pour la France, du « plafond de verre » et de la xénophobie qui font des jeunes issus de l’immigration les premiers exclus du système et du monde du travail, ce sentiment prégnant d’infériorité « générique », aussi diffus et pénétrant que passivement ou hystériquement refoulé, produit peu ou prou cette conscience malheureuse qu’a décrite Hegel, qui débouche, chez les jeunes les plus en pointe ou les plus exposés, sur la rupture avec des pères qui « ont rasé les murs » et la révolte contre un monde passant pour supérieur auquel l’accès, en théorie ouvert, se dérobe sans cesse. Le rejet, qui se tournait en dépréciation de cette part de soi, l’identité d’origine, vécue comme cause du rejet par les autres, de subi devient volontaire. Haine « arabe » de soi désormais refoulée, déplacée et reportée sur le monde des autres et l’objet du désir, violemment déniés : la France des « Gaulois » ou, dans le monde arabe, l’Occident magique et arrogant, toujours manquant.

D’où cette incroyable violence des Fous de dieu. A commencer, ici, par les enfants perdus issus de l’immigration qui, en une métamorphose complète, passent presque sans transition du rap, des fringues, de la drague en boîte et des deals de drogue à l’islamisme radical et au terrorisme auto-purificateur contre le pays où ils sont nés et dont ils sont le produit raté.

On ne voit guère d’autre voie d’accès psychique à cette hubris et à ce déchaînement sanglants de jeunes nés en France contre leurs propres moeurs « d’avant » et leurs loisirs passés, qui prennent, à cet effet, pour cibles leurs semblables générationnels, au Stade de France (le foot, chéri dans les cités, avec ses champions majoritairement blacks ou beurs), au Bataclan et aux terrasses de café. Ces « cibles » hyper-signifiantes disent bien ce que les tueurs, via autrui, entendent tuer en eux : ce à quoi ils aspiraient, hier encore, en tuant ces Autres eux-mêmes à Paris, plus, en se faisant exploser, celui qu’ils se sont voulus être (en vain) aujourd’hui. Tuer d’un même mouvement le Français qu’ils furent sans l’être, et l’Arabe qu’ils sont (re)devenus tout en ne l’étant que d’emprunt, et quelle empreinte ! Mais c’est toujours le même individu clivé, habité, sans pouvoir la dépasser, par une même dépréciation de soi, la reporterait-il sur autrui avant de se faire justice.

Revenons à Théodore Lessing et son livre, La haine de soi ou le refus d’être juif, écrit en 1930, trois ans avant son assassinat par les nazis des Sudètes.

« Le peuple d’Israël est le premier, le seul peut-être de tous, qui ait cherché en soi-même la coupable origine de ses malheurs dans le monde. Au plus profond de chaque âme juive se cache ce même penchant à concevoir toute infortune comme un châtiment » (sous-entendu : perçu, à force, comme « mérité »).

La malédiction d’être juif a été surmontée (création d’Israël ; fierté retrouvée des porteurs du nom juif). Lui a succédé, dans des termes différents, ici non métaphysiques mais historiques, la malédiction d’être arabe aux temps modernes après tant de gloires passées. Malédiction dont la religion n’est pas la moindre des causes avancées, cause violemment déniée par les islamistes et surcompensée par une hystérisation de leur foi et son absolutisation sanguinaire.

Ce jusquauboutisme « désespéré » a produit sa projection vengeresse sur un coupable de substitution, l’Autre. En l’occurrence, l’Occident.

C’est pourquoi il n’y a, pour l’heure, pas d’issue politique à une guerre par délégation où ces jeunes, à la fois Français et arabes, l’un s’élevant contre l’autre, sont, d’abord, doublement en guerre avec eux-mêmes. Et Viva la muerte !

6 Commentaires

  1. Beaucoup de vrai dans cette analyse et un rappel bienvenu de la difficulté d’être un arabe (je ne dis pas musulman) en France avec tous les rejets de la société. Ne pas oublier tout ceux qui réussissent – il n’y a pas de fatalité. Mais je suis d’accord ces difficultés sociales doivent jouer un rôle. A nous tous de travailler à une société plus juste et moins excluante.

    Mais l’analyse n’éclaire qu’une partie du tableau. Ces attentats, s’ils ont été commis par des français et belges, ont été commandités de l’extérieur par des gens qui n’ont pas du tout ce vécu. Pour ceux-là il était sans doute très pratique de compter sur des gens qui connaissaient le pays et la langue pour passer inaperçu et aller attaquer par surprise au coeurs des villes. Les motivations sont à chercher ailleurs et dépassent sans doute largement le désarroi ou la haine de ces pauvres hères

  2. Monsieur Hertzog si votre analyse était juste, l’islam devrait être un repoussoir pour ceux qui ne sont pas nés dans cette religion; or c’est plutôt le contraire qui se produit: de nombreux jeunes se convertissent à cette religion. Aussi j’ai tendance à penser que votre explication est erronée.

  3. Il ne faut pas oublier que l’on a affaire à des déséquilibrés. C’est intéressant de poser des questions bien sûr, mais attention à ne pas leur trouver des excuses, et surtout à ne pas jeter la pierre sur la religion musulmane

  4. OK mais dans ce cas, pour qui connait, par exemple, l’histoire du Vietnam au 19eme – 20eme siècle: Colonisation, suivie d’invasion suivie de guerres sanglantes (25 ans avec les USA), suivie d’embargo US, sous un régime très dur jusqu’en 1995, boat people, famines, répression, napalm, drames de guerre.
    Mais ou sont les suicides bombers vietnamien?

  5. Il est une chose que nous ne devons jamais perdre de vue avec Abdeslam. Il est monté en grade. Je dirais même que tout ce qu’il a fait, il l’a fait à cette fin. Aussi, l’homme qu’on nous apprend à identifier depuis bientôt deux semaines a, fort probablement, changé d’apparence de même que d’appétence. On l’imagine assez facilement cumuler les plaisirs en masquant ses allures de repris de justice derrière des signes ostentatoires d’appartenance au califat, j’entends par là, au titre dont il estime qu’il lui revient de droit divin et qu’il compte, à cette fin, se voir remettre par le calife des califes en personne, avant qu’un putain de coup de filet ne vienne tout foutre par terre.