Samedi 14 novembre 2015.
Pour la première fois, la guerre est au coin de ma rue. J’arrive du Bataclan, de la rue de Charonne, de la Place de la République. Des Parisiens, pas très nombreux, ont bravé les recommandations de la Préfecture de Police et sont sortis dans les rues. Cette nuit, le président François Hollande a décrété l’état d’urgence et dans un premier temps annoncé la fermeture de nos frontières. « Personne ne doit entrer ni sortir de notre pays » a-t-il dit. C’est une situation que je ne connaissais pas. Autour du Bataclan, sur le boulevard Voltaire, des dizaines de camions-studios ont dressé leurs antennes satellite vers le reste du monde. Je suis là, dans ma ville, dans ce Paris que j’aime tant – ce symbole, s’il en est un, de la liberté et de la culture – entouré de confrères étrangers qui disent à l’humanité le carnage, la barbarie de quelques illuminés. Je ne sais plus si je dois être acteur ou spectateur. Je fais machinalement des photos comme je les ferais en Syrie ou en Irak, comme je les ai faites à New York, sans comprendre encore si ma place est de ce côté de l’appareil ou auprès des anonymes qui déposent fleurs et bougies sur ce petit autel du boulevard Richard-Lenoir. Autour de la statue de la République d’autres encore allument des photophores, un Canadien hisse un drapeau tricolore, ou ils déposent un message : « même pas peur ». Toutes les cinq minutes la Police diffuse une annonce demandant l’évacuation de la Place pour raisons de sécurité. Les gens viennent et repartent assez vite, personne ne veut s’attarder si bien que, contrairement aux jours de janvier, il n’y a jamais plus d’une centaine de personnes. Du petit square Richard-Lenoir, j’aperçois la façade du Bataclan, la Police scientifique va et vient, un bus dont les stores sont fermés stationne devant le bâtiment, je sais que derrière ce rideau de Police il y a des corps. Dans le bus, probablement, dans la salle, c’est certain. Toute la nuit, comme tous les Parisiens, j’ai reçu des messages de soutien ou des questions inquiètes ; depuis les États-Unis, la Russie, la Pologne, l’Ukraine, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie, la Libye, la Syrie même. Comme il est déconseillé de sortir, une proposition circule sur les réseaux sociaux : allumez une bougie à votre fenêtre, en signe de solidarité. L’immense communion fraternelle du 11 janvier est impossible aujourd’hui en raison de l’état d’urgence – on parle même de couvre-feu. Alors on a trouvé le subterfuge de la bougie pour communier. La consigne est très peu suivie. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une solidarité charnelle, c’est se serrer les uns contre les autres, se sentir plus forts en étant unis dans la proximité des corps. On aimerait se rassembler, dire que le peuple de Paris n’abdiquera pas, hurler notre dégoût et expulser nos craintes, pleurer nos morts et nos blessés, des centaines. C’est impossible. Je suis chez moi, chacun est chez soi, dans le silence terrifiant qui suit le bruit des balles.
C’était imprudent et inconscient de se rendre place de la République ces derniers jours. Dimanche il y a eu des mouvements de panique qui ont traumatisé les personnes qui se trouvaient dans les quartiers alentours. Ce n’est pas pour rien que les rassemblements étaient interdits…
J’ai passé le week end enfermé chez moi, par sécurité, par peur, mais aussi parce qu’un tel choc vous cloue sur place… Bravo à ceux qui ont eu le courage de se réunir pour rendre hommage aux disparus.