Ce 27 avril, la Fondation du Judaïsme français a remis ses trois prix annuels « Francine et Antoine Bernheim » au sculpteur Gérard Garouste, à Scholastique Mukasonga et au sociologue Freddy Raphaël, professeur émérite à l’université de Strasbourg. Il faut remercier les membres du jury et son président, Dominique Bourel, directeur de recherches au CNRS.
En ce 20e anniversaire du génocide tutsi, c’est la romancière survivante, qui rayonnait au milieu de ses deux co-lauréats, eux-mêmes admirables d’humanité, de volonté de dialogue, d’ouverture de l’intelligence et du cœur, luttant l’un et l’autre contre toute forme d’exclusion.
Gérard Garouste a parlé de son imprégnation de la pensée et de la mémoire juives, lui, non juif. On connaît sa fragilité psychologique, qu’ont tant d’artistes, mais peu savent qu’il est rongé par le passé trouble d’un père collabo, lui, le philosémite au point d’en devenir juif. Un artiste troublant et attachant.
Scholastique Mukasonga a fait de l’écriture un « linceul » où ensevelir ses morts. « Je ne suis pas une rescapée, Je suis en France depuis 1992. Je suis une survivante », dit-elle d’emblée. Il ne faut pas confondre les degrés de la survie. Après avoir dit cela, la romancière ajouta une chose terrible : « Mon premier sentiment était celui du soulagement. Enfin, il n’y a plus à attendre. Enfin, ils sont morts ! Mais combien y a-t-il eu d’horreurs avant leur mort, depuis les pogroms de 1959 jusqu’au génocide ! »
On comprend que les écrivains ayant écrit sur la Shoah ou le crime khmer contre l’humanité (véritable extermination à laquelle on ne peut donner le nom de génocide) se trouvent en accord, en syntonie, sur tant de questions semblables, peut-être aussi sur les débuts de réponse à y apporter, avec Scholastique Mukasonga et les autres écrivains de ce génocide.
Les deux grands livres de Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil qui reçut en 2012 le prix Renaudot et son second, Inyenzi ou les cafards (Gallimard, Folio). Dans la martyrologie juive on parle d’élever une matzéva, une pierre tombale réelle ou symbolique, aux victimes. Ici, Scholastique Mukasonga bâtit une tombeau, une matzéva d’encre et de papier aux 800 000 victimes Tutsis et aux quelques Hutus assassinés avec eux, « victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme » pour reprendre les mots de Levinas à son exergue d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.
Scholastique Mukasonga écrit ces paroles terrifiantes, que tant de rescapés des ghettos ou des camps, des goulags sous les purges staliniennes de masse, comme ceux du génocide khmer, ou ceux de la Chine toute entière au temps du Grand bond en avant ou de la Révolution culturelle (mais la liste n’a pas de fin malheureusement si l’on pense aux camps de Corée du Nord…) ont pu penser, et pour les plus chanceux, rapporter ou écrire à leur retour : « Nous avions depuis longtemps accepté que notre délivrance soit la mort. Nous avions vécu dans son attente, toujours aux aguets de son approche, inventant et réinventant malgré tout des moyens d’y échapper. »
« Inyendi », donc « cafard » équivaut à Untermenschen, sous-homme dans la terminologie nazie, à vermine, à paria, mais aussi à intellectuel sous les Khmers rouges ou les gardes rouges sous la Révolution culturelle. On n’a tué que des cafards ont pu dire les Hutus comme les nazis : « dans les chambres à gaz seuls les poux ont été tués. »
Dans ses nouvelles rwandaises Ce que murmurent les collines (Folio), elle parle de son enfance et de son amour des livres déjà enfant. Scholastique Mukasonga est une grande voix d’aujourd’hui.
Freddy Raphaël, comme en écho à cette écrivaine magnifique, prône un respect de la dignité de l’autre, quel qu’il soit, tout en réclamant haut et fort des tenants de l’orthodoxie juive, qu’ils acceptent de prier avec des libéraux ou des massortis, en particulier lorsqu’il s’agit de la Shoah. Qui sont ces rabbins qui séparent les Juifs vivants ou morts ? Qui sont ces rabbins qui refusent de prier pour les victimes et martyrs de la Shoah avec des libéraux, alors que tant d’entre ces six millions de disparus avaient perdu la foi ? Le Dieu de la Bible choisit-il entre ses morts ? Les Hassidim de Pologne ou d’ailleurs mouraient en même temps que ceux qui avaient abandonné leur judaïté par conversion ou les athées. La prière de ce juste est-elle perdue d’avance – à quelques exceptions près comme toujours ?
Freddy Raphaël évoquait dans sa conclusion « un judaïsme non pas arrogant mais ouvert à l’autre. Nous n’avons cessé d’être des quêteurs de traces dans la volonté de célébrer la vie malgré tout. »