Il a connu André Breton, Ionesco, Dali et Picasso. A écrit quatorze romans, une centaine de pièces, huit cents livres de poésie et sept longs-métrages. Et son nom va être donné, aujourd’hui, au plus grand théâtre de Madrid.

«Je vous attends chez moi à 14 h 16. Nous aurons jusqu’à 15 h 57». Quand il vous fixe rendez-vous, Fernando Arrabal affiche la précision du passionné d’échecs qu’il demeure plus que jamais. Son sens de l’exactitude est flagrant lorsqu’on découvre, devant la porte de son appartement parisien, une table débordant de réveils en parfait état de marche. Ils sonnent à des heures différentes, au désespoir des voisins, mais pour le bonheur d’un maître des lieux qui n’hésite jamais à remettre les pendules à l’heure.

À l’inverse de ce qu’assure sa légende, il n’est pas un provocateur, et n’a jamais diffamé qui que ce soit. Il doit cette réputation à une séquence de télévision tournée en 1989 en Espagne. On lui en parle encore dans la rue et elle demeure aujourd’hui, assure-t-il, aussi regardée sur Youtube qu’une déclaration de Lady Gaga. Ce soir-là, il faisait très chaud sur le plateau et, en attendant son tour, il a avalé d’un trait ce qu’il croyait être de l’eau. Il s’agissait, en fait, d’une espèce d’anisette dont l’effet a été immédiat. Au lieu de répondre aux questions de l’animateur, il s’est lancé dans un délire verbal, avant de tomber de son fauteuil et d’aller embrasser les autres participants.

Sa réputation d’auteur dramatique n’en a pas souffert pour autant. Quatorze romans, une centaine de pièces, huit cents livres de poésie, et sept longs-métrages lui ont valu de multiples récompenses parmi lesquelles un grand prix de l’Académie française, et, le 9 février dernier, la médaille d’or de la SACD. À ces trophées va s’ajouter la consécration de sa terre natale. Son nom va ainsi être donné, aujourd’hui, au plus grand théâtre de Madrid. La cérémonie officielle à laquelle assistera le roi Felipe VI, sera suivie de la création de sa nouvelle pièce, Pingüinas, qu’il présente comme un hommage à Cervantes. Don Quichotte et Rossinante, son cheval, seront évoqués à travers des comédiennes qui traverseront la scène à moto, plein gaz au rythme de Happy, le tube créé par Pharrell Williams.

Ce spectacle qui fera du bruit, dans tous les sens du terme, sera ensuite donné dans d’autres pays, où l’auteur a l’habitude de se rendre. Au Japon ou en Serbie, il a ainsi assisté à des adaptations dont il n’a pas compris le moindre mot. Il répond également présent à des projections exceptionnelles de Viva la muerte, qu’il a réalisé en 1971. À sa grande surprise, les nouvelles générations le considèrent comme un film culte. Le plus souvent possible, il profite de son séjour pour donner des conférences sur d’innombrables sujets. Il est intarissable sur des auteurs donc il connaît les grands et petits secrets. L’origine de la fortune de Voltaire est l’un de ses thèmes favoris. Il rappelle aussi ses amis disparus, à commencer par André Breton. Il a été, pendant trois ans, l’un des membres les plus actifs de son groupe surréaliste. Il évoque avec émotion Salvador Dali et Pablo Picasso, avec qui il n’avait pas que l’accent en commun. Il ajoute se sentir bien seul depuis le départ de confrères dont il se sentait intellectuellement si proche, comme Beckett, Adamov et surtout Ionesco, membre, comme lui, du Collège de pataphysique. Il appartient toujours à cette société spécialisée dans les «recherches savantes et inutiles». Il en est l’un des «satrapes», ce qui lui convient parfaitement, puisque ceux qui possèdent ce titre ne sont soumis à aucune obligation. Il intervient seulement lorsque le comité décide, en interne, de remettre les prix de l’ordre de la Grande Gidouille.

Le nom est un hommage à Alfred Jarry, qui a ainsi baptisé le ventre du père Ubu. Il ne manque pas non plus de rappeler le bon temps de la création du mouvement Panique, en particulier avec Topor. Le dessinateur l’a représenté dans une toile qui figure au milieu de souvenirs, dont l’insolite tranche avec l’architecture haussmannienne d’un appartement parisien où il vit discrètement depuis plusieurs décennies. Arrivé dans la capitale voici soixante ans, il a alors décidé qu’il ne s’installerait jamais en Espagne et a tenu parole. Sur les murs, on découvre, entre autres, quelques-uns de ses tableaux et collages. Sur l’un d’entre eux, il a représenté Kafka, Beckett, Kundera et Staline, qui, à ses yeux, est à la fois un monstre et un génie.

C’est dans ce décor que, deux fois par mois, il reçoit des amis venus d’univers très différents, à commencer par Michel Houellebecq, à qui il a consacré un ouvrage. Les conversations, où se mêlent la philosophie et les mathématiques, sont entrecoupées de plaisirs plus terrestres. Arrabal s’accorde désormais son vin quotidien, qu’il choisit exclusivement parmi des grands crus classés. Il contribue à une santé qui demeure excellente.

À 82 ans, ce jeune homme au visage éternellement poupin termine une pièce où, à travers une rencontre entre Cervantes et Shakespeare, il va démontrer l’existence de Dieu. Ils sont morts le même jour, le 23 avril 1616, soit 399 ans, jour pour jour, avant l’inauguration officielle, à Madrid, de la «Salle Arrabal». Un hasard qu’il veut mettre sur le compte de son destin.

Par Jaques Pessis dans Le Figaro du 23/04/2015.