Dimanche 1er février
Comme à son habitude, la montre d’Alain Badiou retarde. L’heure de paraître sur le pré, c’était il y a deux ans. Je le croyais mon ami. Je venais de découvrir qu’il m’avait traité de « renégat. » Je voulais avec lui « un duel intellectuel à mort. » [Autocritique : j’étais fou de rage.] Il me répondit froidement : « “Renégat” n’est pas une insulte, c’est une description. » Et il se déroba : « Quant au duel, n’y songe pas ! Bien évidemment, je ne me bats pas en duel avec un renégat. »
Ce propos m’inspira une pochade, « Les confessions d’un renégat. » Puis, je dressai son constat de carence sur la Toile une journée durant, le jeudi 28 février 2013, tout en diffusant des mails à moi envoyés sur le sujet, dont l’un émanait de sa fille Claude. Il y eut un rebond en fin de semaine, à Barcelone, où j’étais pour un séminaire. Je répondis le lundi suivant à un signe de Stéphane Zagdanski. Je rédigeai encore une farce, « La conjoncture de Goodme. » Et puis, rideau.
Toute émotion à son propos m’a quitté. Je ne le compte plus parmi mes amis. Il m’indiffère. Il a fallu sa récente tribune du Monde — sa charge contre La Pucelle d’Orléans, qui me parut un sommet— pour que je repense à lui. Je lui ai consacré ma dernière chronique en le couplant avec Onfray, dont l’éloge de Charlotte Corday m’avait naguère interloqué.
Et le voilà qui se pointe à nouveau, le bec enfariné, et qui me donne du « Cher Jacques-Alain » comme antan, et qui me fait des « petits reproches », et qui me prie de m’intéresser à lui. Merci, j’ai déjà donné. Son droit à bénéficier de mon attention, il l’a perdu pour ne l’avoir pas exercé en temps voulu.
Ma prose de 2013 répondait par avance à presque tout ce qu’il m’écrit aujourd’hui. Le reste méritera un post-scriptum.
[Tout compte fait, je donne d’abord le post-scriptum, suivi de ma toute première pochade.]
POST-SCRIPTUM
1er février 2013
« Tu fais comme tu veux, en indiquant, à chaque fois, que mon texte est un mail privé dont je t’ai laissé l’usage libre, et que donc c’est toi et non moi qui a décidé de le rendre public. Cette mention est tenue par moi pour obligatoire. »
Autrement dit, « tu fais comme tu veux, à la seule condition de le faire comme je veux. »
« quelques anecdotes, souvent controuvées »
Joseph de Maistre : « On n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes. » Oui, mais à quoi bon quand le sujet se fait chocolat lui-même ?
« Pour l’Onfray, qu’il s’en débrouille : je lui ai pour ce qui me concerne directement rivé son clou lors d’une émission d’une heure sur Médiapart. »
J’ai regardé cette vidéo en son temps : deux colombes. Haut comique de cette série où les penseurs progressistes sont convoqués devant le philosophe-dramaturge, qui les dégrossit et leur enseigne le beau langage et les manières de table.
« Tu devrais avoir l’honnêteté de dire que les preuves en question, tu ne peux les suivre, pour la seule raison qu’il te manque un poil de culture mathématique »
L’homme honnête dépêchait jadis à mon cours son amie MC pour lui en rapporter les notes, spécialement au temps où je commentais un par un les axiomes de la ZF (la théorie des ensembles Zermelo-Fraenkel).
« quand tu étais un jeune révolutionnaire ultra-gauche, je te combattais à ce titre, et tu me combattais toi aussi sans merci »
Les prétendus combats d’un planqué.
« « Planqué », tu n’en sais rien. De ma vie active, tu ne sais rien. De ma vie tout court, du reste, tu ne sais rien »
Que voilà un planqué qui se croit vraiment bien planqué. Planqué au point qu’on ne puisse même pas savoir qu’il est planqué.
« De ce que je peux continuer à faire avec ces ouvriers des foyers que tu as abandonnés un beau jour sans raison à leurs yeux défendable, tu ne sais rien du tout. »
La Gauche prolétarienne ne m’a jamais missionné pour organiser les « ouvriers des foyers. »
« Et t’es-tu toi-même jamais autocritiqué en public? »
Jamais. J’ai quitté la GP plutôt que de faire l’autocritique que Benny Lévy me demandait.
« Je te recommande sur ce point la quatrième partie de mon petit livre « Métaphysique du bonheur réel » : c’est sans doute un exercice de doute sur soi-même sans trop d’équivalent aujourd’hui »
Comme dit l’autre, « pour la modestie, je ne crains personne. »
« si tu évites de continuer à vanter comme un exploit humaniste la totale destruction de tout ordre public en Libye, et ce pour quasiment toujours, par les efforts conjugués de l’aviation française sur le terrain et de BHL (et de toi) dans les salons. »
L’ordre public, valeur suprême du discours du maître. Quintessence de l’esprit contre-révolutionnaire. On a toujours raison de courber la tête.
LES CONFESSIONS D’UN RENEGAT
27 février 2013
Chapitre I
Confiteor
Moscou, le 27 février 193…
J’avoue. I confess. Ani mitvade. Je suis là pour ça : avouer. Avouer soulage. Nier angoisse. Nier agresse le Parti. Pourquoi mourir stressé ? La fin, le happy end est écrit. Merci, camarade Badyou ! Ce sera la balle dans la nuque. Et pourtant, le Parti sait que je ne méritais pas une mort clean et sans bavure. Ah ! l’abjecte jouissance que me procure de baver frénétiquement sur la cause du peuple ! La cause, je l’ai trahie, je la trahis tous les jours, je la trahirai demain, si le Parti, sous la direction du camarade Badyou, ne me supprime pas. Car la bête féroce que je suis ne pourra jamais s’empêcher de trahir.
Renier, salir, détruire, c’est ma nature, c’est ma pulsion, Trieb, c’est mon essence en tant qu’actuelle, id est incarnée dans mon existence. Bref, je trahis comme je respire. Je persévérerai dans mon être de renégat autant qu’il est en moi, indéfiniment, jusqu’à ce qu’on m’abatte. En moi ça pousse, conatur en latin. Ça pousse-au-crime-antipopulaire. Je suis le Renégat Éternel. La seule thérapie connue de ce malheur de l’être consiste à abaisser à zéro la puissance d’agir du corps coupable, et ipso facto la puissance d’agir de l’âme parallèle. La Loubianka abrite heureusement dans ses caves d’infaillibles régulateurs de la puissance d’agir, construits sous la direction du génial camarade Bogdan Borislavich Badyou.
J’ai donné encore ce matin la preuve que je suis incorrigible, éhonté, nuisible au Parti, et tout spécialement à Bogdan Borislavich.
J’ai usé d’un procédé infect pour détourner l’attention de mon estimé gardien, le regretté colonel Ivanov, paix à son âme, depuis peu régulée. J’ai prétexté une difficulté d’interprétation d’Ethica, III, 4 et 6 (à savoir l’écart logico-existentiel des démonstrations, signalé par le fieffé réactionnaire français Pierre Macherey). Pendant que le colonel, fin latiniste, se penchait sur le problème, je me suis éclipsé.
Je me suis aussitôt rendu à un rendez-vous secret que j’avais à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain à Paris. Là m’attendait l’archi-réactionnaire et social-démocrate valet de l’oligarchie agent de la CIA Franz-Olivier Giesbert, directeur du magazine Le Point, propriété du ploutocrate Pinault. Le complot visait à faire l’éloge de l’ex-président Sarkozy dans un soi-disant documentaire devant être diffusé le jour-anniversaire de l’élection de son pseudo-adversaire et réel alter ego Hollande. Le preneur de son était mélenchoniste, la maquilleuse trotskyste, le caméraman mariniste, le second caméraman copéïste, le réalisateur sioniste. Le barman était ou radical de gauche ou centriste de droite, difficile à dire. Pas de vert, curieusement. Après avoir fait mon sale boulot d’intellectuel-flic à la satisfaction de ce ramassis de pervers politico-criminels, je suis rentré à la Loubianka pour déjeuner.
Là m’attendait le major Gletkine, remplaçant le colonel Ivanov. Pour faire connaissance, il m’a cinglé de dix coups de cravache. Bref, encore une journée de renégat bien remplie, et bien nuisible aux intérêts du prolétariat international.
NB. 01/02/2015
– Le documentaire de FOG, « Nicolas Sarkozy, secrets d’une présidence », fut diffusé sur France 3 le 8 mai 2013. Ma tirade avait été coupée au montage, la productrice ayant jugé, m’expliqua Franz, qu’elle faisait tache.
– Les références de ma fiction :
. le roman d’Arthur Koestler, Le zéro et l’infini ;
. Humanisme et terreur, de Maurice Merleau-Ponty ;
. la magistrale Introduction à l’Ethique de Spinoza (5 volumes aux PUF) de Pierre Macherey, que j’eus l’avantage de croiser jadis à l’Ecole normale dans le groupe althussérien. Il en était l’un des fleurons, et, pour moi, de tous le plus impressionnant, alors que j’y faisais seulement mon entrée comme benjamin. Je ne l’ai plus revu depuis lors (1962-63), mais je le lis, et il est à mes yeux, dans la philosophie française d’aujourd’hui, une vraie valeur, à laquelle il me plaît de rendre hommage. [Les « promos » de l’ENS : Badiou, 1956 ; Macherey, 1957 ; Miller, 1962.)