Il y avait tout un vrac d’émotions, ce dimanche, dans le regard de ceux qui s’étaient retrouvés devant le théâtre de l’Atelier. Du bonheur à la mélancolie… De la colère à l’enthousiasme… Bien sûr, il crachinait un peu sous les peupliers de la Place Charles Dullin. Les jolies femmes s’étaient réfugiées sous l’illustre porche qui en tant vu. Les hommes bravaient l’intempérie en parlant de Husserl ou du retour de Sarko. Les clochards du quartier guettaient le nabab qui offrirait une tournée générale… Un joli dimanche pluvieux ? Mieux que ça. Un dimanche fraternel. Avec tous les parfums d’une dernière séance…
Oui, j’étais heureux, nous étions heureux, parce que cette pièce avait quand même sacrément tenu le coup : soixante-dix représentations, ce qui n’est pas rien… Soixante-dix performances de l’ « énaurme » Jacques Weber – et ce n’est pas là une allusion à sa belle corpulence, mais un hommage anticipé à son prochain spectacle, « Gustave », où il campera un Flaubert tout à son gueuloir. Et heureux, aussi, avec une goutte de colère dans ce bonheur, parce que cet « Hôtel » et son auteur ont finalement triomphé de deux mois de médisances, de saloperies, de fausses informations….
Je ne crie pas au complot, car ce n’est pas le genre de la maison, mais franchement : qui, parmi ceux qui ont répété jour après jour qu’« Hôtel Europe » ne remplissait pas sa salle, chaque soir depuis septembre, est venu y voir de plus près ? Qui, parmi les demi-habiles de la grande presse, parmi les militants de la pensée correcte, parmi les ennemis aveugles de « BHL » (qui, il faut bien le dire, adore la castagne, et se plaît à la provoquer…), a vraiment compris de quoi parlait ce « texte de théâtre » ? J’emploie cette tournure – et non celle, plus attendue, de « pièce de théâtre » – car elle seule peut rendre compte de la bizarrerie, de la complexité, du montage incroyablement sophistiqué, dont « Hôtel Europe » se compose. Croyez-en un spectateur certes bien disposé, un ami proche, qui a dû voir ce spectacle quatre ou cinq fois et qui, ce dimanche, en découvrait encore les subtilités imperceptibles hier ou avant hier.
Jacques Weber dit souvent que le « théorème de Planchon » – un acteur, même ultra-préparé, n’interprète vraiment bien un texte qu’à partir de la cinquantième représentation – ne souffre aucune exception. Eh, bien, je complèterai ce «théorème » : un spectateur ne comprend « Hôtel Europe » que s’il le voit, ou le lit, quatre ou cinq fois…
Je prends quelques exemples : quand Weber, évoquant la terne apparence des billets en euro, se moque des ponts qu’on y voit (au lieu des visages de Goethe, de Kant, de Dante…) et « qui ne mènent nulle part », avant de dire que ces billets de banque sont « la victoire de Heidegger », qui, sinon l’initié, comprendra que c’est là une allusion aux « chemins qui ne mène nulle part » du philosophe nazi ?
Quand il évoque « la tentation de Graziella », sans en dire davantage, qui saura que cela fait écho au roman désuet de Lamartine où un aristocrate s’éprend d’une paysanne éponyme, près de Capri, et envisage soudain que sa vie pourrait s’accomplir « hors de l’histoire », dans la béatitude, l’amour et l’anonymat ?
Je pourrais donner cent autres exemples : non pour dire que le texte de Bernard-Henri Lévy est complexe, mais pour signaler qu’il est dense. D’une densité hors-norme, peut-être non théâtrale (au sens où on l’entend si on est abonné aux spectacles de l’Edouard VII ou du Palais Royal), qui peut déplaire, ou effrayer, mais qui mérite, à tout le moins, d’être considérée.
Après cette dernière séance, donc, il y eut une belle cohue dans les bistrots du quartier. Et s’y rassemblait, sans fracas, les tenants d’une France joyeusement peu zemmourienne… D’une France non recroquevillée, fort peu Bleu Marine, anti-naturaliste, anti-souche, anti-identitaire… Pas métaphysiquement stupide pour autant, cette France-là, ni politiquement irresponsable, ni bêtement peuplée de « belles âmes », mais consciente de la complexité du monde et prompte à en découdre pour l’honneur… En somme, une France confiante et joueuse. Une France de Sarajevo ou de Kiev. Et qui est convaincue que la partie, tout compte fait, n’est pas encore perdue.

Un commentaire

  1. J’habite loin très loin, au bout du monde, mais le Monde quand même. Ce Monde qui de part sa douloureuse histoire, plus que tout doit savoir. J’habite en Argentine, a Buenos Aires. Allez ! Venez Monsieur BHL nous raconter votre « Hôtel Europe » ! Hasta luego cher Amigo !
    Keren,