Même si les chiffres des ventes en librairies en France restent stables, on évoque de plus en plus une crise des librairies, qui seraient étranglées par la TVA à 7%, Amazon, les livres numériques et la culture de l’immédiateté. Aujourd’hui, les librairies peuvent-elles se contenter de réaffirmer leur identité, ou doivent-elles se renouveler, se réinventer ?
Il faut aussi un peu se renouveler, certes, mais il faut surtout réaffirmer ce que doit être la librairie. En fait, la librairie ne se porte pas si mal que ce que l’on peut dire. Ce sont surtout les enseignes qui se portent mal et, je vais vous dire, l’édition. La librairie elle-même ne connaît qu’une petite chute, qui, par rapport aux autres commerces, n’est pas significative. Ce sont les enseignes qui sont les plus menacées par Amazon. Après, si les librairies indépendantes commencent à promouvoir des livres qui se vendent parfaitement sur Amazon, c’est évident que les gens n’iront plus en librairie. Il faut qu’on fasse un vrai travail de libraire, qu’on fasse ce pour quoi la loi sur le prix du livre existe, c’est-à-dire qu’on s’occupe des livres à petit et moyen tirages, qu’on fasse petit à petit, même si je n’aime pas le mot, le buzz.
N’y a-t-il pas désormais un rejet de l’avis du libraire, perçu comme hautain, élitiste ou même irascible ?
Je refuse justement de mettre des fiches sur les livres. On n’est pas critiques littéraires : on est là pour aider les gens qui le demandent. Je ne pense pas non plus qu’on soit ronchon. (Rires.) Si un client veut un livre que je n’approuve pas, je n’ai pas à juger : c’est déjà bien d’ouvrir un livre. Et si je n’ai pas pris ce livre, je dis simplement que j’ai vendu le dernier, et que je dois le commander à nouveau. Il faut être aimable, comme dans tous les commerces – parce que la librairie est aussi un commerce. Je pense qu’on peut rapprocher la librairie du luxe, avec des prix très différents bien sûr, puisqu’il y a des livres à deux euros. Les deux ont une image de commerce méprisant et inaccessible. Il faut casser cette image, montrer que la librairie est ouverte.
N’est-il pas étonnant que des marques comme Marc Jacobs ou Karl Lagarfeld ouvrent des librairies alors que celles-ci ne seraient plus « branchées »?
C’est possible, je ne m’en rends pas compte. Les gens qui viennent me voir aiment la librairie, alors je n’en sais rien (Rires.) Je crois qu’il y a un épuisement face à la mort annoncée des librairies, dont certaines jouent. Mais il faut toujours être à l’affût. Il y a vingt ans, j’ai commencé avec des fiches vertes, je n’étais pas informatisée. Il faut toujours évoluer, être prêt à s’adapter, y compris au quartier. Par exemple, au début, ici, il n’y avait que des intellectuels. Maintenant, il y a des bobos, des agences de pub, des productions, donc il faut s’ouvrir et ne pas avoir que des livres extrêmement pointus comme cela pouvait être le cas au début. Maintenant, c’est quand même une librairie générale, on peut trouver… Non, je ne vais pas citer d’auteurs. (Rires.)
On voit de plus en plus de librairies sortir de leur rôle premier, proposer du vin, du café, des concerts… Est-ce une piste à suivre ? Est-ce une marche forcée par l’air du temps ? Et si oui, est-elle contre-nature ; faut-il la regretter ?
Ça ne marche pas. On n’y va pas pour les livres. Dans les années 70, les librairies-restaurants existaient déjà. Ce sont surtout des restaurants avec quelques livres que l’on feuillette dans un coin. La librairie est déjà un métier à part entière ; je ne vois pas comment on pourrait y ajouter un deuxième métier.
Il est paradoxal de voir beaucoup de libraires condamner les espaces culture dans les supermarchés, et, en même temps, prétendre élargir ou dépasser la librairie.
Personnellement, je ne condamne rien. Les espaces Leclerc ne s’en sortent pas mal : il y a de bons libraires. Je pense que plus il y a de points de vente du livre, plus les gens lisent. C’est pour cela que la chute de Virgin et de Chapitre me chagrine : d’abord parce qu’ils ont perdu un argent fou, mais aussi parce que sans ces espaces, on perd des lecteurs. Et puis, contrairement à ce que pensent certains libraires, ce n’est pas nous qui allons récupérer les clients : ce sera Amazon. Après, les gens ne penseront même plus à lire ou à offrir des livres.
L’éventuelle – ou plutôt la théorique – mort des librairies, est-ce alors la mort du livre ?
Oui. Tout à fait. La mort de la librairie, c’est la mort du livre. Amazon, ce n’est pas la même chose qu’une librairie. On ne voit pas le livre, il est derrière l’écran. On ne peut pas faire de découvertes. C’est pour cela que les enseignes sont importantes. Elles sont une possibilité pour ceux qui préfèrent l’anonymat, ou qui se sentent angoissés par la présence du libraire.
On voit certaines librairies renoncer à leur « ligne ». Certaines deviennent plus généralistes, ou augmentent leur offre, par exemple, en vendant la presse quotidienne. Faut-il le regretter ?
Ce que je perçois, c’est qu’elles s’élargissent trop, que beaucoup mettent par exemple en tête de gondole des écrivains comme Marc Lévy. Marc Lévy, on rentre et on vous le demande. Le libraire, la présentation n’ont aucun rôle là-dedans. Nos présentations doivent mettre en valeur des livres plus confidentiels, en laissant le choix au lecteur. Je ne supporte pas les post-it « à lire absolument ». Si le client me demande, je lui dis ce que j’ai aimé – même s’il y a parfois des livres incontestables, qui peuvent plaire à tout le monde, du moyen au grand lecteur : je pense notamment à Peste et Choléra de Patrick Deville, l’an passé.
Un point commun à beaucoup de projets en vogue est de vouloir remettre l’échange, le dialogue, au cœur de la librairie et de la littérature. Mais beaucoup de ces rapports ne passent plus directement par le libraire ou par l’auteur. On voit alors de plus en plus d’événements, de soirées littéraires en tout genre. Est-ce un bon moyen pour populariser la lecture ?
L’événementiel, je ne supporte plus. C’est le parasite de la culture. Il y en a trop. Un petit peu, c’est pas mal. Là, il y en a partout. Ils prennent de l’argent public, et les auteurs ne sont même pas mis en avant.
De toute façon, la plupart des librairies n’en ont pas les moyens. Finalement, rien ne change. J’ai eu la chance de lire des lettres envoyées à Marie-Antoinette par des libraires qui se plaignaient de loyers trop élevés. C’est toujours le cas aujourd’hui ! Je me bats d’ailleurs, sans être entendue, pour que les loyers de tous les commerces en centre-ville soient réglementés. Une ville a besoin d’un centre-ville. Cela n’aurait pas de sens de ne le faire que pour les librairies : c’est l’ensemble des commerces de proximité qui sont indispensables à la vie de quartier.
Par où est-ce que peut alors passer la nouveauté dans la librairie ?
Le bouche à oreille est essentiel. Depuis peu, je vois venir en librairie une nouvelle génération de lecteurs. Eux ne demandent rien : ils regardent. Parfois, ils viennent avec des noms d’auteurs très confidentiels, qu’ils trouvent sur les réseaux sociaux. C’est pour cela aussi, que je ne suis pas pessimiste.
Je ne travaille évidemment plus comme il y a quinze ans, même si je ne m’en rends pas vraiment compte. Je sais que je n’aurais pas pris certains auteurs, alors qu’aujourd’hui, je me demande de quel droit je porte ce jugement. Déjà, d’ouvrir un livre c’est bien. Même si pour certains auteurs, ça m’embête un peu plus. (Rires.) Mais il y a aussi des écrivains que je trouve sous-estimés. Amélie Nothomb, pour moi, c’est un écrivain. Elle a une œuvre. Une petite œuvre, mais une œuvre, qui n’est pas aussi frivole qu’on peut le dire, qui a un univers, une musique. Je suis convaincue qu’elle sera davantage considérée après sa mort, comme cela a été le cas avec Françoise Sagan.
Certaines librairies de Paris, par exemple Shakespeare and Company, ont donné naissance à des communautés qui incluent auteurs et lecteurs tout en restant ouvertes. Est-ce un modèle qui doit être suivi ou qui ne peut que rester marginal ?
Je pense que chaque librairie a ses habitués, sa petite communauté, mais elle ne peut pas se résumer à cela, ce n’est pas viable commercialement. Il ne faut pas que les autres clients se sentent exclus.
Que pensez-vous des projets de libraires qui tentent de combattre Amazon sur son propre territoire ?
On ne concurrencera pas Amazon. Il y aura toujours des gens qui n’iront que là. Ils ont l’impression que c’est moins cher, ils ne savent pas qu’il y a une loi sur le prix du livre. Trente ans après, ce n’est toujours pas rentré dans les mœurs. Il y a aussi les gens qui ne veulent, ou ne peuvent pas se déplacer. Il faut qu’on soit capables d’offrir des services supplémentaires, comme Paris Librairies*.
Amazon ne respecte pas les conventions de travail, ne paye pas d’impôts, et reçoit des subventions : c’est aussi cela qu’on doit combattre. Ce n’est pas normal. Mais il ne faut pas juger les consommateurs ; ils ont leurs raisons. C’est aux librairies de rassurer les clients, de faire en sorte qu’ils ne se sentent pas jugés. Après, il faut aussi que les gens franchissent les portes des librairies. Je tiens chaque année un stand de poésie au Salon du Livre, et je remarque que dans un espace ouvert, les personnes sont moins intimidées, elles hésitent moins à échanger.
Comment est-ce que la librairie peut répondre au livre numérique ? Peut-elle l’intégrer à son offre ? Doit-elle essayer de répondre au besoin que celui-ci satisfait – ou crée ?
On pourra l’intégrer à notre offre. Pour le moment, c’est anecdotique. Aux États-Unis, les ventes diminuent même.
Tout livre peut-il être lu en numérique ?
Personnellement, je n’envisage de m’en servir que pour le travail, pour une première lecture des ouvrages de la rentrée. Pour les livres que j’aime, non. Mais ce n’est peut-être pas à moi qu’il faut demander ! En tout cas, les jeunes avec lesquels je discute disent voir le livre numérique comme un objet utilitaire, et non de plaisir. Je ne suis pas inquiète. Bien sûr, cela fait du sens pour les dictionnaires, les encyclopédies. Mais pour le reste…
Et la littérature du numérique, pensée pour le numérique ?
Je m’y suis un peu intéressée. C’est plutôt une catastrophe. Il y a d’ailleurs des auteurs qui s’y sont perdus.
On a parlé de l’influence que peut avoir le libraire sur le lecteur. Est-ce que cela vaut aussi pour l’éditeur ? Est-ce que le libraire peut, volontairement ou non, influencer la ligne d’une maison d’édition par ses commandes ou ses mises en avant ?
J’espère que non. Ce n’est pas notre rôle. Je ne pense pas que nos commandes aient une influence.
Vous vouliez être éditrice. Pourquoi avoir renoncé ?
J’ai voulu commencer par la librairie, pour comprendre le milieu. Finalement, je suis restée.
Je suis quelqu’un de très curieux. Et, ici, tout vient à moi ! Un éditeur ne voit que ce qu’il publie, alors qu’en tant que libraire, je reçois toute la culture. Je trouve aussi passionnant d’être le dernier maillon entre l’auteur et le lecteur. Les clients qui viennent remercier pour les conseils, cela fait plaisir.
Avez-vous envisagé de publier des livres à la marge, comme d’autres librairies le font ?
Pas du tout !
Pourquoi les « Cahiers de Colette » ?
Je ne trouvais pas de nom, à l’époque. C’était la grande mode des « feuilles », des « pages », et je voulais autre chose. Une amie m’a suggéré ça. C’est à prendre au sens littéraire, bien sûr.
Mais vous n’écrivez pas…
Mes cahiers, ce sont mes choix. Mes dispositions, aussi. Pour moi, c’est quelque chose de très important.
Comment les élaborez-vous ? Y a-t-il certains schémas que vous répétez ?
Sûrement, mais je ne sais pas lesquels. Je fais cela petit à petit, à l’instinct. C’est beaucoup à l’instinct, chez moi. Finalement, il n’est pas si mauvais. (Rires.)
Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de travailler, depuis que vous êtes libraire ?
Je dirais que je délègue beaucoup plus qu’avant, où je faisais presque tout moi-même. Après, dans mes goûts, je ne pense pas avoir vraiment changé. Il y a évidemment les auteurs qui naissent, mais cela dépend d’eux, pas de moi !
Pour les rencontres littéraires que vous organisez : utilisez-vous les mêmes critères que pour les livres que vous mettez en avant ?
C’est le livre qui compte, même s’il m’arrive de faire des concessions – par exemple pour un auteur que j’apprécie énormément mais qui n’a pas écrit son meilleur livre. Par contre, cela ne va que dans ce sens : si j’ai adoré le livre, je fais en sorte d’organiser la rencontre. Peu importe si l’auteur fait une mauvaise prestation après. La seule chose, c’est que je ne présenterai jamais un auteur odieux, qui méprise les lecteurs. En vingt ans, ça m’est arrivé deux ou trois fois, malgré moi.
Dans un entretien à France Musique, vous aviez révélé que la première signature de Houellebecq avait été presque déserte. Avez-vous encore beaucoup de rencontres de ce genre ?
Oui, cela arrive. Ceci dit, s’il y avait un autre Houellebecq aujourd’hui, je le ferais à nouveau ; mais il n’y a pas souvent des auteurs aussi importants. Autrement, je le sens à l’avance – et si je pense qu’il y a un risque, je préviens l’écrivain, bien sûr.
Pourquoi est-ce que des auteurs, par exemple Frédéric Mitterrand il y a une semaine, choisissent de faire ces rencontres chez vous plutôt qu’à la FNAC ?
Je l’ai défendu quand il a eu des problèmes, après cette polémique ignoble. J’avais fait une vitrine avec son livre, que j’avais adoré. Peut-être qu’il m’aime bien, aussi ! (Rires.) Je lui avais arraché la promesse de venir pour son prochain livre quand il m’avait nommé dans la mission sur l’avenir de la librairie.
Questions aberrantes, pour finir. Pourquoi continuer à lire aujourd’hui ? Est-ce que tout n’a pas déjà été écrit ? Plus encore, pourquoi aller en librairie ?
Tout a sûrement déjà été écrit, mais sous une autre forme ! Et aller en librairie reste la meilleure manière de découvrir un livre pour lui-même, sans que l’on s’y attende.
* Paris Librairies est un site qui associe 70 librairies de Paris. Il permet de rechercher un livre pour savoir dans quelle librairie celui-ci est disponible. En tout, plus de 1 500 000 volumes sont à disposition.
J’étais très inquiète quant à l’avenir de la Librairie, je suis rassurée maintenant, avec une libraire comme Colette Kerber, il n’est pas interdit de penser que le livre ( le vrai, de papier) et la littérature ne sont pas prêts à mourir.Merci madame.
Amélie, tu sais ce qu’il te reste à faire …. passer à la caisse.
Euh , Non ! Pas celle-là, l’autre. 🙂