Carnage, relecture de la pièce Le dieu du carnage de Yasmina Reza et précédent film de Roman Polanski, creuse la question du surgissement de l’animalité une fois le fard social – codes, politesse, manières – effondré. Au quotidien enfouis, comme lointains d’eux-mêmes, ces deux couples, confortablement reposés sur leurs convictions, dès le débordement, à l’instant où la rencontre se mue en affrontement, paniquent, tremblent, hurlent, et finalement, se retrouvent nus – fauves mondains démasqués.
Une logique, à la fois similaire et complexifiée, ici, dans cette adaptation lauréate du Grand Prix au dernier Festival de Cannes de la pièce de David Ives Venus In fur, opère.
D’abord, une continuité manifeste, ce cloisonnement, l’unicité géographique, la restriction maximum de l’espace. Ici, un théâtre anonyme, vaguement parisien, dénué de tout particularisme éclatant. Un théâtre parmi d’autres.
Un lieu en marge aussi. Dès le premier plan, – envoûtante trajectoire complexe nourrie d’effets numériques – le regard, brièvement, avant de pénétrer l’en-dedans, s’arrête, observe la façade. Minuscule suspension, légère de quelques microsecondes, suffisante pour suggérer la parenthèse, l’hétérotopie.
Un autre lieu, à l’instar de l’appartement de Carnage, de la maison de La jeune fille et la mort ou du paquebot de Lunes de fiel. Un espace au fonctionnement propre, somme de règles déterminées, spécifiques. Suffisant (Thomas, le personnage interprété par Mathieu Amalric, fustige cette manie contemporaine de tout ramener à un problème social. Rejet palpable de toute lecture métatextuelle).
Un lieu privilégié. Michel Foucault, le long de son œuvre, en parle. De ces zones – chez lui les prisons surtout – dissonantes d’avec la topographie sociétale environnante, la possibilité de sonder, jauger, et finalement critiquer l’ossature de l’ensemble. Ainsi, par le système carcéral, toucher les règles de l’univers politique, les fondements mêmes de la démocratie.
Enfin, un lieu ambivalent, clos (pendant presque une paire d’heures, hors deux plans et le générique, aucune extraction possible. Le téléphone de Thomas, seule connexion avec l’extérieur, sera écartée) et pourtant ouvert. Sorte de caisse de résonnance, un corps à la fois obtus et définitivement à l’écoute.
Un corps, au départ, tenu par l’autoritaire Thomas, metteur en scène et adaptateur de La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, fameux roman scandaleux paru en 1870. Suite à des auditions désastreuses, l’air tyran, la clope nerveuse, une colère téléphonique, les mots cinglants.
L’autre corps, étranger, impromptu, une femme, trempée, dégaine provocante, le chewing-gum sonore, le parler gouailleur. Vanda, apparemment actrice, implore, décontenance, agace, elle l’image bruyante, antithèse, antagonisme de Thomas.
De cette intrusion, de cette rencontre entre deux corps fondamentalement distants – physique, culture, langage – s’engage un formidable jeu de masques, succession de métamorphoses.
Saisis au-près par Polanski – voix, gestes, souffles, regards – ces individus, tour à tour, manient le fard, se dénudent, se dédoublent, s’annulent. Vanda, d’abord perdue, hésitante, devient, dès la scène foulée, autre. Son timbre se modifie, le texte coule, lui appartient (Emmanuelle Seigner, magnétique, en un glissement vocal, signifie le basculement). Thomas, surpris (Amalric, versatile, en un regard, souligne le vertige), dépossédé de son ascendant, se tourne, écoute, et plonge.
Force de l’austérité de la mise en scène, pertinence de l’économie de moyens : Polanski resserre, refuse le hors-champ, colle les carnes, scrute les détails (attention bruitiste, importance des éclairages et accessoires) et saisit, avec une minutie rare ces tressaillements, brèches éphémères, instants-glissade cruciaux pour la bataille en cours.
Une lutte, un affrontement dominé tantôt par Vanda, tantôt par Thomas. Dialectique, la joute voit, à force de masques, ces monolithes, englués au préalable dans leurs costumes respectifs, devenir plus épais, plus complexes. Moins univoques, moins lisibles. D’ailleurs, la frontière entre texte dramaturgique et réalité dialogique s’avère, progressivement, malingre. La confusion s’étale, les repères vacillent, les balises capitulent.
Au creux du chaos, ennemis, Vanda et Thomas, cependant, se désirent. Chaque plan du film transpire cette soif de l’autre, inaltérable, dangereuse, dévorante. Thomas brûle, s’approche des lèvres de Vanda, l’habille, frôle ses courbes. Elle attire, lascive, écarte les jambes, l’invite, le repousse.
Ambigu, ambivalent (deux termes répétés maintes fois durant le film), le désir conduit les protagonistes. Il pousse Thomas à enfreindre ses propres normes, à briser ses tempérances petite-bourgeoises (amateur d’une vie peinarde), à déborder ses cadres ordinaires. Jusqu’aux mensonges (prétextes servis à sa fiancée), jusqu’au dédoublement, jusqu’au point de non retour.
Grimé, féminisé, totalement vampirisé (notion centrale de l’univers de Polanski), Thomas (le sanglot hystérique d’Amalric), impuissant, pauvre Dionysos ligoté – littéralement – à son désir (une pièce de décor, un cactus érectile), assiste à la danse macabre et prophétique de Vanda. Métamorphosée (l’œil angoissant de Seigner), accomplie, seulement parée d’une fourrure, elle semble une déesse –Vénus Aphrodite – surgie d’un autre temps. L’étoffe glisse, le noir avale, le théâtre se quitte.
Echo du film Le Locataire (Polanski y apparaît ainsi grimé), dédoublement du cinéaste sous les traits de l’acteur, perduration 35 ans après d’interrogations centrales, et inscription le long d’une généalogie artistique séculaire (le générique final déroule un ensemble de représentations picturales, du Titien à la Vénus de Milo), le film, huis-clos résolument ouvert, interroge.
Ainsi cloué à sa virilité, l’homme-femme a-t-il rêvé l’autre ? N’est-il pas seul, au creux de ce lieu isolé, incapable de briser ses entraves ? N’est-il pas lui-même cette étrange inconnue, tyrannique et complice, bourreau et victime ? Les deux moitiés d’une unique pièce ? L’incarnation de l’entière comédie humaine ? Génie du réalisateur, profondeur de la création : soufflée, la question demeure.