Lundi 25 novembre 2013, Bernard-Henri Lévy a été fait citoyen d’honneur de la ville de Sarajevo. A cette occasion, Ivo Komsic, maire de la capitale bosnienne, a remis à Bernard-Henri Lévy un titre de citoyenneté de la ville de Sarajevo en remerciement des “témoignages des souffrances du peuple bosnien pendant la guerre intercommunautaire de 1992-1995″. Retrouvez le discours de Bernard-Henri Lévy lors de cette cérémonie.
Messieurs les représentants de la ville, du canton, de l’Etat de Bosnie-Herzégovine. Monsieur le maire. Mesdames, messieurs.
Je suis heureux d’être avec vous en ce jour des Partisans qui est aussi celui de l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine.
Je suis heureux d’être là, en ce moment de l’histoire de la région où l’héritage des Partisans est de nouveau en péril et où l’existence même de la Bosnie-Herzégovine comme nation citoyenne semble à certains problématique.
Je suis ému de célébrer avec vous, à Sarajevo, la mémoire des antifascistes des deux guerres, celle des années 1940 et celle des années 1990 – et heureux d’être à vos côtés pour réaffirmer qu’il n’y a pas deux, ni encore moins trois, Bosnie-Herzégovine – mais une seule, dont Sarajevo est la capitale et le symbole.
Habituellement, Mesdames et Messieurs, je n’aime pas trop les honneurs.
Dans mon propre pays, la France, j’en ai, au fil des années et, maintenant, des décennies, refusé un certain nombre.
Mais il y a un honneur que je porte avec fierté c’est ce Lys bosniaque qui m’a été remis, en pleine guerre, par votre Président, Alija Izetbegovic, et il y en a un que je reçois aujourd’hui avec émotion, gratitude, fierté encore, c’est cette citoyenneté d’honneur que me remet la ville de Sarajevo.
Je suis entré pour la première fois à Sarajevo, avec mon ami Gilles Hertzog, en juin 1992, en voiture, une belle voiture louée à l’aéroport de Venise et avec laquelle j’avais traversé les lignes croates, puis les lignes serbes – je ne savais pas conduire ; c’était une voiture noire qui s’était collée à la queue d’un convoi de voitures blanches de l’ONU ; et je suis arrivé dans une ville démente, écrasée de bombes, en flammes, où on entrait à la Présidence ou au Théâtre National comme dans un moulin – je n’y comprenais rien ; c’était monstrueux et absurde ; j’étais, avant l’heure, dans un film de mon ami Danis Tanovic.
Je suis revenu à Sarajevo, pendant les années de guerre, à douze reprises ; je suis venu discuter philosophie, avec des philosophes bosniens, dans les décombres de leur ville; je suis venu tourner un film sur les décombres ; je suis venu, à douze reprises, essayer de partager, un peu, un tout petit peu, comme d’autres, comme Susan Sontag, comme beaucoup d’autres intellectuels et artistes européens, le quotidien de la ville assiégée, votre vie – là, je ne comprenais que trop ; j’avais le sentiment d’être en enfer ; je n’étais plus dans un film, j’étais dans un Chant noir de La Divine Comédie de Dante.
Et puis, la paix des cimetières enfin déclarée, je suis encore revenu ; je n’ai jamais, jusqu’aujourd’hui, manqué une raison de revenir dans ce pays que j’aime et auquel m’attachent tant de souvenirs et d’amitiés ; mais, ce pays en paix, ce pays d’après les accords de paix de Dayton, est un pays si étrange, si compliqué dans ses systèmes de pouvoir et de gouvernance, c’est un pays si indéchiffrable pour ses citoyens eux-mêmes, qu’on a le sentiment d’un diable qui se serait ingénié à le ficeler, à le rendre presque impossible – et on a le sentiment d’être, là, non dans un film, non chez Dante, mais chez Kafka ou chez Beckett.
Alors, Mesdames et Messieurs, cet honneur que vous me faîtes, il y a deux manières de le vivre.
Il y a celle d’un autre Français, que vous avez fait citoyen d’honneur le 28 juin 1992 et qui s’appelait François Mitterrand. Il vous a, à cette place où je me trouve, répondu : « attention, je vais pouvoir voter » ; et une fois son bulletin de vote à la main, il a voté contre la Bosnie-Herzégovine et contre Sarajevo asphyxiée par un siège de plus de mille jours.
Et il y aura la mienne, modeste, fraternelle, avec juste la volonté, non pas de voter, mais d’être, si vous le voulez bien, pour les mois et les années qui viennent, l’un de vos ambassadeurs auprès de cette communauté internationale dont quelques-uns des mandataires sont ici : ils sont de bonne volonté ; ils pensent, assurément, la même chose que moi ; mais ils sont les représentants d’une système qui a, depuis Dayton, condamné la Bosnie-Herzégovine à vivre dans un invivable carcan.
J’ai été l’ambassadeur de votre souffrance.
J’ai été l’un des ambassadeurs de votre résistance civile, civique et militaire.
Je voudrais être l’ambassadeur, Mesdames et Messieurs de votre volonté de vérité. Car vous savez, mieuix que quiconque, qu’il n’y a pas de paix durable sans vérité ; les plus anciens d’entre vous, les Partisans de la guerre antinazie, savent que l’Allemagne n’a pu revenir dans la communauté des nations que parce que vous l’avez contrainte à regarder ses crimes en face.
Je voudrais être l’ambassadeur de votre de votre aspiration à la justice. Car c’est une autre loi de l’Histoire que les Partisans, ici, connaissent aussi : il existe des crimes qu’on appelle crimes contre l’humanité et qui ne cessent pas de saigner tant que les survivants, ou les enfants des survivants, n’ont pas obtenu réparation.
J’entends ëtre, dès demain, que dis-je? dès cet instant, l’ambassadeur de votre désir d’Europe. Quoi ? La Serbie où les authentiques démocrates ne parviennent pas à réduire au silence les nostalgiques de l’ère Milosevic pourrait entrer prochainement en Europe? La Croatie où, quand un footballer qualifié pour le Mondial lance aux supporters le « Za Dom » des Oustachis la foule répond, le bras levé, comme les nazis, « Presni », y est déjà? Et la Bosnie-Herzégovine des Partisans, la Bosnie-Herzégovine qui a versé deux fois son sang contre le fascisme serait la dernière à y entrer ? Vous aurez en moi un ambassadeur qui dira que ce deux poids deux mesures est un scandale.
Et puis, enfin, j’essaierai d’être l’ambassadeur de la grâce de ce grand peuple bosnien que je connais, maintenant, depuis longtemps et qui tend inlassablement la main à ses ennemis d’hier ; et qui n’a jamais, en dépit des rebuffades, fermé la porte de la maison commune ; et dont l’équipe nationale de football est, elle, au contraire, l’image même du rêve multiethnique et citoyen et capable. Cette équipe qui, le jour de sa qualification, a su réinventer les paroles de cet hymne étrangement muet qu’est l’hymne national de votre pays…
Et puis, Mesdames et Messieurs, je ne veux pas terminer sans évoquer la figure d’un homme qui devrait être là aujourd’hui mais que sa santé a empêché de se déplacer : c’est mon frère de cœur ; c’est mon frère en Bosnie ; il m’a transmis, hier, un message qui vous était destiné en même temps qu’à moi ; il s’agit de Pedrag Matvejevitch ; et avec lui, je vous dis : « Smrt Fashizmou » (mort au fascisme) et « Sloboda Narodou » (liberté au peuple).
Je n’avais pas prévu d’aborder un sujet qui désormais doit se traiter sous terre. Mais il est difficile pour les sujets globalisés de ne pas s’épancher les uns sur les autres, et pour moi de ne pas m’autoriser un hors-sujet à l’heure où tout se tient à l’intérieur de tous. Je n’irai donc pas à Genève II par quatre chemins et vous demanderai, au préalable, de respecter le cessez-le-feu. Les piétineurs nous condamnent à la répétition. Pourtant, leur compression ne saura pas réduire la marge de progression des forces de progrès en butte aux tentations inertes auxquelles de moins en moins de leurs concitoyens résistent. Elle la ralentira, mais ne l’arrêtera pas. Il y a, — j’y crois, — depuis deux ans, une jurisprudence Kadhafi planant (trop haut — je le crains) — sur les tyrans. Il y a, — je le sais, — depuis vingt ans, la jurisprudence Milosevic, avec ses multiples rebondissements et ses balles perdues. Il n’y aura pas de jurisprudence Khamenei. Ce faisant, je conserve à Barack ma lance et mon alliance. L’accord de Genève pour même qu’il fût scellé d’avance, ne démontre que plus de son inéluctabilité rétrospective tandis que la poursuite des sanctions aurait inductivement précipité l’obtention par l’Iran de l’arme nucléaire. Ce qui me rassure aussi, c’est l’embrassade des deux chefs de la diplomatie américain et iranien. La courbure du plus grand devant le plus petit doit rappeler à Zarif qu’en fait d’entubeur de première, le plus actif de deux traitres est par nature celui qui se tient derrière l’autre. Avec accord ou pas d’accord, la Républislamique demeure la Républislamique, un régime négationniste dont le passé récent ne l’emportera jamais sur l’ancien récif. J’ignore si Haaretz a larsenné avec Danny Yatom et Meïr Dagan avant de s’installer pile devant l’homme qui succédant à l’un nécessairement précéda l’autre, mais je prends le pari sur le feedback sismique de Tamir Pardo. «N’en déplaise au neuvième directeur du Mossad que j’écoute et entends en conscience de tout ce que notre monde encore libre lui doit, ça fait belle lurette que les islamofascistes indo-européens ont cessé de se contempler dans le miroir que leur tendent leurs ex-maîtresses SM.» Très conscients de la domination que leurs empereurs antiques exerçaient sur le socle judéo-grec des civilisations chrétiennes, ils se raccrochent de toutes leurs forces au seul Axe qui les prit pour essieu. Or croyez-moi messieurs, madame, si vous pouvez, l’Iran de l’Aryen n’a aucune velléité à récupérer une forme de grandeur au sein d’une communauté internationale dans laquelle il ne se reconnaît pas. L’idole d’Adolf joue actuellement contre la montre. Et c’est exactement ce que nous allons faire. En espérant que le temps qu’il met à nous irradier s’étire suffisamment pour qu’une révolution spectrale, polychromique et donc proprement lumineuse, survienne enfin au pays où resplendissait la plus grande académie talmudique de l’époque où la sagesse était encore un métier. En se résignant à œuvrer pour la paix sous la pression des préparatifs de la guerre, Bruxelles se donne un mois pour annuler l’An pire. Je lui donne, moi, un an pour convaincre nos meilleurs ennemis d’autoriser un quorum de dix exilés judéo-iraniens à rentrer au bercail et poser la première pierre d’une synagogue au cœur de Téhéran, sans quoi, je serai forcé de soutenir Jérusalem dans ses frappes préventives contre le Quatrième Reich. D’aucuns s’étonnent de ce qu’Israël soit affolé par l’accord intérimaire favorable à l’Iran. Je crains qu’ils ne prennent leurs désirs pour des réalités. Israël, à l’inverse, fait preuve d’un sang-froid que nous devrions défier quiconque d’égaler en la circonstance où je rappelle que l’islamisme syncrétique sévissant à sa porte n’a rien de moins que prôné l’extermination pure et simplifiée de l’Adversaire du Surhomme. La stratégie que les alliés historiques d’Israël durent adopter en l’espèce n’induit pas en erreur ceux qui n’ont jamais fondé leur Histoire dessus, autrement dit, sur une propension au carnage qui bien loin de s’amenuiser, ne fit que s’aiguiser jusqu’à en devenir incontournable. Ne restait plus alors qu’à ralentir le compte-à-rebours d’un régime courant gaiment et savamment à la perte explosive de son temps, un temps mis à la disposition de sa résistance intérieure de façon à ce qu’elle s’y invente une autre Histoire, dotée d’une autre fin, doutant d’elle-même, déconstructrice de sa déstructuration, empathique, innovante, ravalant son amertume quand d’autres la cracheraient à la gueule de leurs objets d’envie, ouverte sur l’étrange. Dès le XIXe siècle, le mouvement sioniste fut, sans conteste, l’un des plus puissants vecteurs de décolonisation. À qui profite le crime d’occultation? eh bien, je vous propose d’essayer de ne plus régler votre pas sur le pas des théoriciens de l’impasse israélienne du processus de paix israélo-palestinien et vous verrez que le noir d’enfumage éclaircira bien des murs de notre intertexte. Sans le sionisme, les colons arabes de l’ancien empire mahométan ne se concevraient même pas en tant que peuple en quête d’un État-nation, partant que le principe des nationalités a été le nerf de la Reconquista judía. Beaucoup d’entre nous ont rêvé avec Shimon le Grand d’une Union moyen-orientale, expiatoire, aimanteuse, avérée, fondée sur la coopération économique d’un ensemble de nations dont les différences culturelles n’empêcheraient pas de partager les valeurs humanistes essentielles à son harmonie, sorte d’UE en miroir dont l’entrée à Bruxelles d’un État empreint de tolérance ravivant l’héritage de Soliman le Magnifique et de Doña Gracia Nasi ne ferait que renforcer le modèle. Ainsi peut se transcrire l’appel du Lévy déchirant. En ce qu’il résonne au-delà d’un morceau de croûte terrestre, aussi cher qu’il me soit. Mais je n’oublierai pas l’amour qu’un intellectuel français sut éprouver pour une civilisation européenne et musulmane prise dans l’étau de deux hybernations causées par la politique du grand froid. Je n’oublie pas non plus le Lawrence de Judée, BH de la Oumma qui s’il est né moult fois et renaîtra toujours sans qu’on en puisse percer l’ambiguïté de la profanation, n’a pas eu l’occasion d’étoiler l’essor de l’UMO ni d’en athlétiser l’alerte en tête de la région du monde où le hasard a voulu qu’il prenne sa part dans la guerre totale contre la guerre totale. Ne me demandez pas d’oublier mon avenir. Tout, mais pas ça. Le respect pour l’identité culturelle d’un État juif de l’Est vaut bien le respect pour l’identité culturelle d’un État musulman de l’Ouest. «Notre heure viendra», dit l’un. «Notre heure viendra», dit l’autre. En attendant les Juifs, dans leur État unique au monde ou les états divers et invariés qu’ils traversent, devront plus que jamais compter sur les deux qualités qui leur permettent de durer contre vents et marasmes, la mobilité et l’invisibilité.