Le film sera jalonné par les monologues. Comme celui de Suliane dans la loge. Chacun des personnages se révélant à des rythmes différents, selon sa capacité à faire tomber le masque, à dévoiler son intériorité. Ainsi, le dernier monologue est-il celui de Chris, qui s’est caché aussi longtemps que possible derrière les supposées objectivité et placidité nécessaires à l’exercice honnête de son métier de sondeur.
Judith, traversée par le doute, par les doutes devrais-je dire, puisqu’ils concernent aussi bien le matériau sur lequel l’historienne se penche − ce passé français où elle décèle mensonges à répétition et non-dits incrustés − que son cheminement intellectuel à gauche et sa vie intime, Judith, donc, expose ses sentiments et les détours de sa pensée tortueuse beaucoup plus rapidement que ses comparses. Car, si elle est ce bloc de doutes, elle reste un bloc, elle est entière, sans compromission, et attaque ses maux et ceux de son pays à la racine.
Tout, chez elle, a partie liée avec les racines. Son engagement politique, qui lui a longtemps permis de ne pas interroger frontalement la question de ses origines en lui offrant une famille de substitution, son métier, son rapport à la transmission.
La séance de psychanalyse met au jour ses tourments et l’articulation complexe entre ses obsessions et sa propension à se trouver systématiquement aux endroits où son fragile équilibre est mis en péril. Je suis de gauche : je vis avec un homme dont j’ignore les opinions et dont je peux même supposer qu’il est de droite. Je suis juive et je creuse l’histoire d’une France dont je théorise l’antisémitisme séculaire. Sépharade, ma famille n’a pas été frappée par la Shoah, mais j’explore le trou béant creusé dans l’aventure humaine et celle de la pensée et j’embrasse toutes les mémoires souffrantes. Dans ce vaste marécage, je me suis raccrochée aux seuls principes humanistes défendus par des socialistes dont, chaque jour, je découvre les trahisons.
Voilà. Une solitude qui, consciemment, n’a pas été recherchée et que tout néanmoins concoure à rejoindre.
Lara, dès notre première rencontre, a su se mettre dans les pas de Judith et retracer les méandres de son esprit. Compréhension fine qui se passe de mes explications. Appropriation en quelques heures du langage de son personnage, des boucles dans lesquelles s’enroulent ses paroles.
Judith est là sous mes yeux, et chacun des traits de Lara lui donne chair alors que s’amoncellent les nuages sur son front soucieux.
Lorsque nous élaborions le plan de travail, il était encore question que l’Actrice, «A.», jouât le rôle de Judith. J’avais alors demandé à Gérard Miller s’il accepterait d’interpréter le rôle du psy. Lecture du scénario. Accord immédiat et d’autant plus rapide qu’il connaît «A.». Repérage des lieux. Gérard ne voit pas d’objection à ce que nous tournions dans son antre.
Mais l’Actrice nous a fait faux bond à la dernière minute. Cela a surpris le camarade Miller qui l’avait croisée il y a peu, d’autant qu’elle s’était apparemment réjouie de sa scène avec lui.
Mais si Lara s’est emparée de Judith aussitôt qu’elle a découvert son personnage, il me semble plus sage de repousser la séance de psychanalyse à la fin du tournage. Beaucoup de texte à mémoriser, la nécessité de faire advenir Judith à elle-même par touches successives, au cours de scènes moins denses, plus courtes et dans la confrontation avec les autres protagonistes de l’histoire.
Unique difficulté : après le 13 juillet, Gérard sera parti en vacances. Qui, dès lors, pour interpréter le psychanalyste ?
Je songe à quelques uns de mes amis comédiens. Seulement, nous sommes au creux de l’été et devons filmer le 17 pour respecter notre organisation et ne pas risquer un dépassement coûteux, périlleux pour notre économie précaire. Le jour approche. Nous avons tenu le programme jusque-là. Si nous voulons finir en temps et en heure, aller jusqu’au bout de ce tournage, il nous faudra trouver un thérapeute crédible sans délai.
Seul joker possible, Pascal, Pascal Arnold. Mais il s’est toujours trouvé derrière la caméra. Jamais devant. En même temps, une véritable complicité les lie avec Lara. Ne vaudrait–il pas mieux pour elle que ce quasi monologue, ponctué de quelques rares interventions du psychanalyste, se déploie devant une équipe réduite à sa plus simple expression, la réplique étant donnée par un proche, un ami ? Quelque chose d’une mise à nue dans le déversement des paroles de Judith. Une surexposition, sans doute même présente à l’image, dans la façon de capter chaque cillement, le moindre mouvement sur le visage de Lara, le plus petit tressaillement.
17 juillet. Mi-journée. Pascal : Des nouvelles de ton copain W. ? Tu sais, je n’ai jamais accepté de jouer, même pour Jean-Marc. Y a-t-il encore une chance que ce ne soit pas moi ? Je vois néanmoins le soin que Pascal a pris à s’habiller ce jour-là. La chemise bleue à carreaux bien ajustée, parfaitement rentrée dans le pantalon. Je me souviens aussi d’une lecture de la scène pour laquelle Pascal avait accepté de tenir le rôle du psy. Et j’avais ri aux éclats en écoutant cette interprétation, comme je souhaitais qu’un spectateur du film s’amusât de ces incidentes péremptoires, de ces relances laconiques, contrastant si manifestement avec le total abandon de Judith, la finesse de ses raisonnements et la gravité de certaines des questions soulevées.
Confiance absolue en mon ami Pascal. Il surmontera sa timidité et cette même timidité, ce même retrait le serviront pour son rôle et le comique involontaire qui doit se dégager de la situation. Au maquillage, il répète inlassablement ses quelques répliques, sur tous les tons. Puis une italienne avec Lara, tout à coup sereine alors qu’elle était prise de vertige, ces derniers jours, en arpentant la montagne de texte.
A la façon dont elle me serre la main avant la première prise, je ressens comment la force et la détermination ont pris le pas sur cette appréhension. Quelques indications sur le rythme de la parole, ses soudaines accélérations, puis le clap.
Judith est là, avec ses doutes et ses certitudes, dans ce mélange subtil d’âpreté et de fragilité, cette façon de se livrer et d’opposer mille résistances. Lara parcourt les méandres de la pensée de son personnage, ou plus exactement, c’est sa pensée à elle qui fait ce même chemin, ne jouant pas les émotions mais se laissant surprendre par les sensations. Et Lazare, derrière sa caméra, surprend chacun de ces mouvements. Dans le confinement de la pièce, c’est tout un paysage qui se déploie et j’entrevois dans le moniteur comment l’image du film nous accompagnera dans sa traversée.
Face à Judith-Lara, Pascal n’est pas producteur, Pascal n’est pas acteur, Pascal n’est pas l’ami de l’actrice. Pascal est devenu psychanalyste.
Mes amis Marie et François, venus du Gard pour cette dernière journée de tournage, se sont laissés tromper. Ils ont écouté la scène, recroquevillés au fond du long couloir. Ils ont passé toute la nuit avec nous à célébrer la fin du tournage, et au petit matin, avant de repartir en train, ils voulaient saluer mon ami thérapeute qui avait accepté de jouer son propre rôle et dont ils s’étonnaient seulement qu’il gardât son chapeau noir pour une séance, même fictive.