C’est un musée unique au monde.
Plus encore qu’un musée, ce lieu est un Mémorial du siècle passé, de ses délires meurtriers, et le témoignage bouleversant de la résistance que des artistes y opposèrent, solitaires face au Léviathan soviétique, au prix du silence pour tous et de l’existence pour certains. Il vous bouleversera. Qui que vous soyez. Plus encore, peut-être, si vous êtes né(e) au siècle dernier.
Si vous êtes un(e) enfant de ce siècle de fer, de guerres et de délires idéologiques, rendez-vous sans faute, avant de quitter votre enveloppe charnelle, rendez-vous à l’orée du désert du Khorezm, République autonome du Karakalpakistan, Ouzbékistan, Asie centrale, dans la ville de Noukous. Bout du monde. Milieu de nulle part. Un lieu improbable. Passablement absurde. Et, d’autant plus encore, incontournable.
Tant, vous serait-elle inconnue, l’auriez-vous oubliée, l’auriez-vous remisée aux Temps anciens de votre jeunesse, une part de votre histoire est là, qui vous attend sur les cimaises de ce musée sans pareil. La part non-dite, obscure, clandestine, de l’Histoire dans laquelle la vôtre, jadis, s’est peu ou prou inscrite, à la marge, de très loin, ou, peut-être en plein dedans, voire, si l’on peut dire, en majesté, pour peu que vous ayez cru aux Lendemains qui chantent ou, plus encore, que vous ayez, avec d’autres de votre génération (parfois les meilleurs), caressé un temps l’utopie de «changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond». Le passé-la politique-l’Histoire-directs ou indirects, enfouis ou non, vont vous sauter à la figure, à l’âme. Car la politique-l’Histoire, ici, s’est faite art, qui est ici son pur contraire. Et c’est là la revanche de ce pur, fragile artefact sur le Leviathan, le Moloch que fut l’Imperium soviétique. Une victoire post-mortem éclatante. Définitive.
URSS, années 50. Une expédition archéologique et ethnographique parcourt à pied le Khorzem, aux abords de la mer d’Aral, à la recherche des derniers vestiges de la civilisation pré-islamique, d’obédience zoroastrienne, des peuples nomades du désert de Khorzem, en voie, en ces années glorieuses du Socialisme kroutchévien, de sédentarisation à la soviétique. Pas besoin de vous faire un tableau… Ou si, justement.
L’expédition s’est adjointe un peintre, Igor Savitsky.
Savitsky tombe amoureux de ces peuples en déshérence et, outre les peindre inlassablement, entreprend de sauver leur patrimoine en péril, dont les tapis anciens servent, entre autres, à boucher les fuites des canaux d’irrigation de cet Eldorado du coton voulu au forceps par les Soviétiques et dont la monoculture va foutre en l’air la moitié de l’Ouzbékistan et tuer la mer d’Aral.
Savitsky ramasse tout, guenilles, tissus, broderies, poteries, bijoux, harnarchements pour chameaux, tout, jusqu’aux yourtes traditionnelles abandonnées pour des HLM en dur. Les populations l’appellent Le Chiffonnier. De tout cela, il va faire un musée d’art populaire à Noukous, une ville soviétique au milieu des sables, interdite aux étrangers. Le musée s’ouvre en 1966, il en est le conservateur. Art populaire, peuple : tout cela sonne parfaitement orthodoxe pour les autorités locales.
Mais Savitsky ne s’arrête pas là. Peintre s’il en est, il est l’ami de tout ce que Moscou compte de peintres «non-officiels», bannis ou interdits. Nul, alors, ne s’intéresse à eux. De nouveau, Savitsky a l’idée de sauver cet autre patrimoine, plus encore en péril que le premier. Et il dispose maintenant d’un musée dont il est maître, perdu à des milliers de kilomètres de Moscou, loin des gardiens du Temple soviétiques.
Savitsky fait le tour des peintres proscrits, prospecte systématiquement les familles des artistes oubliés, disparus, déportés, rencontre les survivants, les proches, les veuves, se fait, ici, donner leurs œuvres, promet, là, un argent qu’il n’a pas, se démène tant qu’il peut. De fil en aiguille, tout ce que l’art russe a produit sous le boisseau depuis la dictature du réalisme socialiste dans les années 30, va lui être confié, des œuvres entières d’artistes vivants ou morts.
En vingt ans il réunit des milliers de peintures, de l’avant-garde russe des années 1910 à ses contemporains. Une incroyable Atlantide émerge. Tout l’art russe ou presque est là.
Représentants du rayonnisme, du suprématisme, du futurisme, du constructivisme, du post-cubisme, de l’expressionisme, de l’orphisme, du réalisme magique, du primitivisme, des écoles et des groupes de légende que furent ces avant-gardes dont les membres se baptisaient le «Valet de carreau», «Existence», «Queue de l’Âne», les groupes «Amaravella» ou «la Rose bleue» : tous sont là. Leurs œuvres sont comme des cénotaphes. Car beaucoup finirent, coupables du crime de «formalisme», au Goulag, comme «ennemis du peuple».
Quelques noms, au hasard des cimaises. Mikail Kourzine, déporté neuf ans à la Kolyma, puis exilé en Sibérie ; Alexandre Nikolaïev, emprisonné en 1938 ; Vladimir Lyssenko arrété en 1935, réhabilité en 1953 ; Mikhail Sokolov condamné en 1938 à sept ans de travaux forcés en Sibérie ; Antonina Sofronova, interdite d’exposition trente ans durant. Bien des notices sur la production de tel artiste s’arrêtent à la fin des années 20 pour reprendre (pas toujours) à la fin des années 50. Qu’a fait l’intéressé durant toutes ces années noires ? A-t-il été chauffagiste, graphiste, obscur fonctionnaire ? A-t-il continué à peindre «dans le souterrain», pour son tiroir?
Il y a de tout sur les cimaises du musée Savitsky, du génial, du bon, du moins bon. Cela est voulu. Car il fallait tout sauver. Car tout se répondait. Confronté à sa négation pure et simple, menacé d’extinction physique et intellectuelle, l’art russe, plus que tout autre, fut un bloc. Un bloc de résistance passive, muette, tendre, pathétique. A l’image des souffrances et de l’endurance du peuple russe sous la botte stalinienne, que ces peintres exprimèrent tous, chacun à sa façon, savante ou naïve, avec une infinie compassion pour leurs frères humains, ici représentés tels qu’ils furent, à mille lieues des poses glorieuses qu’imposaient l’art officiel et ses thuriféraires serviles.
L’émotion, salle après salle, des (rarissimes) visiteurs est intense. Nous étions trois ce matin-là, en tout et pour, trois Français, deux hommes, une femme, à parcourir, bouleversés, éblouis, ces salles, que des gardiennes affables ouvraient puis fermaient prestement derrière nous, électricité comprise, tant le musée est pauvre.
Savitsky avait dit peu avant de mourir d’épuisement en 1984 : «Un jour, on viendra de Paris voir ces oeuvres».
Enfin un article qui sort de l’autocélébration par laquelle la règle de « La Règle » se rapproche de plus en plus de TF1, M6 et autres jeux d’auto-extase idolâtre.
Superbe article, qui donne envie de se déplacer dans le désert. D’y d’aller pour retrouver cette force de l’art qui ici aussi (par d’autres moyens) a fini par être chassé, vidé de ses tripes.